Si Genèse 2-3 est un récit mythologique, alors le dogme du péché originel est-il lui-aussi un mythe
Le terme "mythe" est piégé, car immédiatement nous pensons qu'un mythe relève de l'imaginaire, d'où la conséquence logique de déduire que ce qu'il dit est tout simplement... faux. Les premiers chapitres de la Bible perdraient donc toute leur valeur et n'auraient plus rien à nous apprendre. Il en va pourtant tout autrement.

Le paradis, Marc Chagall
Premièrement, rappelons que la Bible est composée de textes appartenant à des genres littéraires différents (hymnes, prières, discours, lettres, codes de loi, récits.., etc.). Les onze premiers chapitres de la Genèse, avec leurs récits - scènes du jardin d'Eden, fratricide d'Abel par Caïn, histoire du déluge universel et de la tour de Babel - appartiennent à un genre littéraire qu'on peut qualifier de "mythologique", à condition de s'expliquer sur cette formulation.
Qu'est-ce qu'un mythe ?
Le mythe est un récit qui a pour objet de dire l’origine de ce qui existe, d’explorer la complexité du monde au milieu duquel vivent les hommes. Il a une fonction explicative. Comme tel, il représente une des modalités de la réflexion humaine. Il sert aussi à justifier les conventions qui organisent la vie des individus et des groupes : il vise à fonder et à instaurer la vie de ceux qui le racontent. Pour ce faire, il se situe volontiers dans un temps primordial, « en ce temps-là », temps des dieux, hors de notre chronologie. Le mythe est anonyme et collectif. Souvent il est lu au cours de la célébration d’une fête qui en reprend rituellement des éléments. Ainsi du mythe mésopotamien d’Ishtar et de Tammouz : elle est maîtresse du sol et de la végétation, et lui, le dieu berger, rend compte de l’alternance des saisons. Ce mythe, mimé lors de la fête du Nouvel An, devait assurer au pays une année féconde. D’autres mythes ont pour fonction d’éclairer les mystères de la condition humaine. Il existe également des mythes qui expriment non pas les origines mais le terme de l’histoire, le monde nouveau espéré ; on les appelle « eschatologiques ». On les trouve notamment dans les apocalypses.
Le rationalisme du XIXe siècle a porté sur le mythe des jugements très négatifs en l’assimilant à une forme de pensée prélogique, irrationnelle, qui relèverait du seul imaginaire. Plus récemment une conception beaucoup plus positive s’est affirmée : le mythe apparaît comme un langage fait pour saisir des réalités que le langage courant échoue à désigner ; il est le moyen de signifier des réalités invisibles ou transcendantes, d’explorer les arcanes de la vie. Par là, il peut être porteur d’une vérité plus profonde que la vérité historique. On a pu dire qu’il était un « effort de connaissance de l’inconnaissable » (Buess). Il se pourrait même que, bien compris, il implique un jeu et une distance qui empêchent de le prendre à la lettre, à l’inverse de la naïveté que nous prêtons à ses auditeurs ou à ses lecteurs. (La Bible et sa culture, dir. Michel Quesnel et Philippe Gruson, Desclée de Brouwer, 2011)
Il faut également rappeler que le langage du mythe est très courant dans les civilisations antiques, notamment dans celle du Levant où notre Bible est née. Si les rédacteurs bibliques emploient ce langage, c'est parce que c'est aussi celui de leur temps. De plus, les mythes présents dans Gn 1-11, - qui se tiennent au commencement obscur de l'histoire -, ne sont pas des "créations" originales des rédacteurs bibliques. Ils sont plutôt des reprises de mythes préexistants. Gn 1 avec la création du monde et de l'humanité est une reprise des cosmogonies connues chez les peuples voisins d'Israël. Tous nos ancêtres, comme nous-mêmes d'ailleurs, se sont interrogés sur l'origine du monde. De même, le mythe du déluge (Gn 6-9) est un thème déjà présent dans l'épopée de Gilgamesh, un récit mésopotamien dont la plus ancienne version date du 17ème siècle avant JC. Il faudra beaucoup de temps à l’Église catholique pour intégrer cette découverte et pour comprendre comment l’Écriture reste Parole de Dieu, même quand elle dépend pour une part de traditions littéraires plus anciennes qu’elle et païennes.

A droite: Onzième tablette de la version de Ninive sur l'épopée de Gilgamesh, racontant le déluge.
La spécificité des récits bibliques
Si le rédacteur biblique s'inspire de récits déjà connus et existants en son temps, ce n'est évidemment pas pour redire ce que tout le monde sait déjà. Sinon, quel intérêt ? Ce qu'il fait peut être qualifié de subversif. En effet, le rédacteur biblique transforme ces récits de façon à ce qu'ils puissent être en cohérence avec la foi au Dieu révélé, le Dieu d'Israël. Le rédacteur biblique corrige certaines idées contenues dans le mythe païen, afin d'exprimer la foi au Dieu vivant. Dans ce sens, le récit biblique soumet les mythes païens à un sévère traitement démythologisant. Prenons quelques exemples :
Tandis que les peuples mésopotamiens adoraient le soleil et la lune comme des divinités, le rédacteur de Gn 1 relaie soleil et lune à leur simple fonction de "luminaires" ou "lampadaires" qui éclairent le ciel. Ils ne sont mêmes pas désignés par leur nom, afin de pointer leur inconsistance et de ridiculiser l’idolâtrie des Babyloniens.

Ci-dessus : Représentation du croissant de lune symbolisant Nanna/Sîn (entre le soleil symbolisant Shamash et l'étoile symbolisant Ishtar) sur le kudurru de Meli-Shipak (1186-1172 av. J.-C.), Musée du Louvre.
Tandis que, selon le poème babylonien de l'Enouma Elish, l'humanité surgit d'un combat primordial entre des dieux et est créée à partir du corps sans vie et du sang du dieu vaincu, et bien le rédacteur biblique s'évertue à répéter, par sept fois, que tout ce qui est créé est fondamentalement bon et même très bon. Tout le créé provient de la suprême volonté libre du Dieu vivant. Bref, il n'y rien d'une défaite ou d'une nécessité dans la création des hommes selon la Bible. Dieu a voulu l’humanité pour elle-même.
Même si, comme nous l'avons déjà dit, le rédacteur biblique emploie la catégorie imaginaire du mythe pour exprimer la foi au Dieu d'Israël, on doit quand même attribuer une certaine dimension historique aux récits de Gn 1 à 9. Expliquons-nous.
Un mythe est par définition anhistorique ou intemporel. Cela veut dire que, contrairement au temps historique qui est progressif, l'action mythique est réitérée, circulaire et réversible : ce qui est arrivé (hypothétiquement) arrivera de nouveau. Ainsi, le mythe était représenté liturgiquement au cours d'une fête chaque année. Par cette représentation, le mythe était rendu "actuel".
Comment se situe le mythe biblique par rapport au temps ? Nous venons de rappeler plus haut à quel point le rédacteur biblique utilise des motifs mythiques précisément afin de les démythologiser. On peut dire qu'il démythologise aussi la dimension anhistorique ou cyclique du mythe. En effet, le rédacteur biblique insère dans son récit mythique une certaine dimension historique, et cela de deux manières :
Premièrement, la création est insérée dans un temps progressif. Elle a été faite en sept jours. Pour le rédacteur biblique, l'œuvre de Dieu a pris place dans le temps. En cela, il s'agit d'un premier commencement et ce premier commencement est unique. Il ne peut pas être répété.
Deuxièmement, le rédacteur biblique intègre des généalogies (certes artificielles) dans Gn 1-11. Le chapitre 10 de la Genèse établit même ce qu'on appelle "la table des nations", c'est-à-dire l'arbre généalogiques de tous les peuples connus au Levant à l'époque du rédacteur. Il insère donc les descendants d'Adam, de Caïn, puis de Noé dans le temps de l'histoire.
Ainsi, dans la Bible, le mythe est démythifié. De plus, l'intérêt de Gn 1-11 ne repose pas d’abord sur les éléments mythiques que le rédacteur biblique a emprunté à la littérature voisine, mais sur son intention religieuse originale. Nous sommes maintenant en mesure d'affronter la question que nous nous posions au début.
Le péché originel est-il un mythe ?
Par le langage mythologique, le rédacteur biblique de Gn 3 cherche à transmettre une vérité religieuse qui, même si elle n'est pas ajustée à la réalité en chacun de ses détails et même si elle est exprimée dans un langage symbolique, cherche à expliquer une situation bien réelle : l’homme se sait enclin au mal.

Adam et Eve chassé de l'Eden, Marc Chagall
Ainsi, même si Adam et Eve sont des personnages fictifs, cela n'empêche pas qu'ils puissent refléter une profonde expérience humaine.
Ce que la révélation divine nous découvre, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre également enclin au mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création (GS 13, § 1).
C’est cette expérience qu’on appelle « péché originel ». Originel parce qu’il touche toute l’humanité depuis toujours, bien qu’on ignore tout de sa « propagation ». Le catéchisme de l'Église catholique rappelle aussi que "la transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons comprendre pleinement" (CEC 404). Il est donc inutile de chercher - dans Gn 3, par exemple - des informations précises sur la façon concrète dont cela s'est déroulé.
Enfin, c’est le contexte littéraire de l’ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament, - un contexte bien plus large que le récit de Gn 3 -, qui a permis de faire émerger la doctrine du péché originel. Essayons d’en retracer les principaux contours.
La conscience d’être enclin au mal et d'être pécheur dans la Bible
Israël a expérimenté avec un réalisme impressionnant la misère d'une existence précaire, jalonnée par la souffrance et dominée par l'horizon de la mort. La Bible tout entière transpire cette expérience, et pas seulement Gn 3!
« Le temps de nos années, quelque soixante-dix ans, 80, si la vigueur y est ; mais leur grand nombre n’est que peine et mécompte, car elles passent vite, et nous nous envolons. [...] Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions de cœur à la sagesse! » (Ps 90, 10.12)
Les plus grands patriarches et héros de la Bible ont goûté à l'amertume d'une vie faite d'épreuves et de souffrance, s'achevant avec la mort. Moïse meurt avant d'entrer en terre promise. David se fait entendre dire par le prophète Nathan que l'épée ne s'éloignera pas de sa dynastie. Mêmes les sages d'Israël dénoncent la cruauté de la vie humaine:
« L'homme, né de la femme, qui a la vie courte, mais des tourments à satiété. Pareil à la fleur, il éclot puis se fane, il fuit comme l’ombre sans arrêt. » (Jb 14, 1‑2)
« Je déteste la vie, car ce qui se fait sous le soleil me déplaît : tout est vanité et poursuite de vent. (...) Car le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, et c’est un même souffle qu’ils ont tous les deux. La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité. Tout s’en va vers un même lieu : tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière. » (Qo 2, 17 ; 3, 19‑20)

Job, Léon Bonnat
Les choses étant ainsi, les hommes ne peuvent que se demander quelles en sont les raisons. Les rédacteurs bibliques ont toujours soin de mettre la faute sur l'homme et non sur Dieu, afin que sa bonté ne soit pas entachée. La fugacité de la vie et sa condition précaire s'expliquent par la conduite coupable de l'homme:
« Tu as mis nos torts devant toi, nos secrets sous l’éclat de ta face. Sous ton courroux tous nos jours déclinent, nous consommons nos années comme un soupir. » (Ps 90, 8‑9)
« Parce que vous m’avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Cîn, parce que vous n’avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c’est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n’y pourras entrer, en ce pays que je donne aux Israélites. » (Dt 32, 51‑52)