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Emanuelle Pastore

Origine du mythe de la tour de Babel

La Bible n'est pas tombée du ciel. Elle s'inspire et elle emprunte des motifs littéraires aux cultures avoisinantes. L’épisode de la tour de Babel, en Genèse 11, en témoigne. Ce petit récit est redoutable de finesse et d’ironie. Il se déroule à Babylone, la capitale de l’empire babylonien située au bord de l’Euphrate. Mais de quoi parle-t-il exactement ?

La Tour de Babel vue par Pieter Brueghel l'Ancien au XVIe siècle.

Photo: Wikipédia


Pour le dire, il faut commencer par se situer dans l'histoire. Les Babyloniens ont fait tomber le petit royaume de Juda et sa capitale Jérusalem en 587 av. J.-C. Une partie des habitants, notamment son élite intellectuelle, a été déportée à Babylone. Trois générations d’Israélites ont donc séjourné à Babylone, entre 586 et 520 av. J.-C., avant que l’empire des Perses ne renverse celui des Babyloniens. Pendant les soixante-dix ans que dura l’exil, les Israélites durent affronter toute sorte de difficultés, à commencer par celle de vivre en esclaves au service du peuple ennemi. Or, c’est précisément dans un tel contexte que la foi d’Israël s’affermit. Comment cela ? Les exilés ont tout perdu. Il ne leur reste que leur langue (l’hébreu) et leur religion (le culte à YHWH) pour que subsiste leur identité comme peuple. C’est à cette époque que l’élite intellectuelle va retravailler en profondeur les textes qui se trouvent aujourd’hui dans notre Bible. Il faut mettre par écrit, non seulement pour ne pas oublier, mais aussi pour réfléchir au sens des événements qui se sont abattus sur le petit royaume de Juda et pour reconstruire l’unité du peuple décimé. Pour cela, le peuple exilé doit apprendre à se démarquer de ses oppresseurs et à revenir à ses propres convictions. Israël doit notamment se démarquer des cultes idolâtres babyloniens qui l’entoure. Face au panthéon de divinités mésopotamiennes, Israël affermit sa foi au Dieu unique, YHWH. C’est ici que va commencer à naître ce qui pourra être appelé plus tard le monothéisme.


Oui, c’est dans ce contexte de recherche identitaire et religieuse qu’est produit le petit récit de la tour de Babel, qu’on peut lire en Gn 11 :


« 1 Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. 2 Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. 3 Ils se dirent l’un à l’autre : “Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !” La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. 4 Ils dirent : “Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !” 5 Or YHWH descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. 6 Et YHWH dit : “Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. 7 Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.” 8 YHWH les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre. » (Gn 11, 1‑9)

Le récit tourne en dérision l’arrogance et la présomption des Babyloniens qui entreprennent de construire une ville - Babel -, dont la tour devait être si haute qu’elle atteindrait le ciel. En réalité, nous assistons à la création d’un empire. Le fait de « parler une seule langue » et « d’avoir les mêmes mots » est une manière de dire qu’il y a une harmonie de pensée et de croyance entre tous les habitants de ce lieu. Les rebelles, ceux qui ne sont pas d’accord de se soumettre à l’idéologie dominante, seraient ceux dont le discours n’est pas accordé à celui du pouvoir en place. On ne peut tolérer de rebelles, lorsqu’on crée un empire. On ne saurait tolérer ce qui pourrait constituer un danger pour la pensée unique. Pour cette raison, on va obliger tout le monde à avoir le même langage, c’est-à-dire la même pensée. Car un empire se construit toujours sur un pouvoir centralisé. Ici, dans Gn 11, l’uniformité est sans faille.


Or, l’uniformité ne s’obtient jamais sans violence. Les Israélites en savent quelque, eux qui ont été déportés de force et installés au cœur de la capitale ennemie pour y vivre en esclaves soumis. Cette violence ne fait qu’attiser en eux la volonté de se démarquer et de combattre le pouvoir en place. Comment vont-ils s’y prendre ? Précisément en écrivant ce petit texte de Gn 11,1-9. Il leur reste la force des mots pour dénoncer l’orgueil de la puissante Babylone. Le récit de la tour de Babel est un écrit de résistance et d’opposition au pouvoir en place.


L’orgueil de Babylone consiste à s’élever soi-même, toujours plus haut. On fabrique des briques et encore des briques pour construire la ville et sa tour, celle-ci atteignant soi-disant le ciel. Ces tours gigantesques, on les appelle « ziggourat » en akkadien. Les rédacteurs bibliques qui racontent cette histoire ont bien sûr vu et connu de telles tours. Ils ont certainement été impressionnés par l’ampleur des édifices qu’ils ont découvert en arrivant à Babylone.



A la fin du 19ème siècle, d’importantes fouilles archéologiques ont permis de mettre à jour la démesure de Babylone : palais royaux, temples, remparts, la porte principale dédiée à la déesse Ishtar, la voie processionnelle conduisant au temple de Mardouk le dieu tutélaire de la cité et… les ziggurats.


Fondations de la zigurrat de Babylone.

Photo prise en 2016: Wikipédia


Les ziggurats étaient des tours à étage, faites de millions de briques assemblées au bitume, avec des roseaux et du bois de cèdre. Celle de Babylone était l’Etemenanki, c’est-à-dire « la maison fondement du ciel et de la terre ». Elle appartenait à l’Esagil, le temple principal de Mardouk.


On a retrouvé des tablettes qui en donnent les mesures avec précision. On y apprend que la tour comptait sept étages de taille décroissante vers le haut et mesurait environ cent mètres de large et de haut.



A gauche: « Tablette de l'Esagil », fragment du British Museum.

A droite: « Tablette de l'Esagil », 3è siècle av. J.-C., musée du Louvre.

Photos: Wikipédia


On a également retrouvé une stèle représentant le plan et le profil d’une tour à degrés de sept étages que la légende désigne comme « Etemenanki, la ziggourat de Babylone ». Dans le texte gravé sous la scène, un roi de Babylone, sans doute Nabuchodonosor explique qu’il avait achevé la tour afin qu’elle monte jusqu’au ciel et en levant de la main d’œuvre dans tous les peuples « que le Seigneur Mardouk lui avait confiés ». Il est donc envisageable que les déportés de Juda aient été réquisitionnés pour participer à cette construction monumentale ! Cette tour était devenue le symbole de ce qui leur faisait injure et faisait injure à leur Dieu YHWH.



Photo et illustration :

The Choyen Collection








Voici la traduction du texte de la stèle. Il s'agit d'une inscription royale de Nabuchodonosor :

Titre : « La maison, fondement du ciel et de la terre, ziggurat de Babylone. »
Texte : « Nabuchodonosor, roi de Babylone, afin d’achever Etemenanki mobilisa tous les pays du monde, chaque souverain qui avait été élevé au rang d’éminent sur tous les peuples du monde - aimé de Mardouk, de la haute mer à la basse mer, les nations lointaines, les peuples grouillants de monde, les rois des montagnes éloignées et des îles lointaines – la base que j’ai remplie pour faire une haute terrasse. J’ai construit leurs structures avec du bitume et de la brique cuite partout. Je l’ai achevée en élevant son sommet jusqu’au ciel, le rendant aussi brillant que le soleil. »

Revenons au texte de Genèse 11. Non seulement les Babyloniens entreprennent la construction de cette tour monumentale, mais en plus ils ont le projet « de se faire un nom ». Suprême orgueil, lorsqu’on sait ce que représente le nom dans la culture sémite. En effet, le nom désigne la personne, non pas conceptuellement, mais réellement. Le nom désigne substantiellement la personne. Personne ne maîtrise totalement un nom, car cela reviendrait à être supérieur à l’autre. Notre propre nom est toujours reçu, mais on ne « se le fait » pas. Prenons un autre exemple : le nom du Dieu d’Israël est imprononçable, on le désigne par quatre consonnes (YHWH), par respect. Car connaître le nom de Dieu, ce serait en quelque sorte exercer un pouvoir sur lui, ce serait avoir autorité sur lui ; chose impensable pour un homme !


Face à la folie des grandeurs babylonienne, les rédacteurs bibliques ne se gênent pas pour ironiser. Ils vont jusqu’à ridiculiser l’entreprise racontée en Gn 11. Premièrement, ils tournent en dérision la hauteur de la tour en faisant remarquer qu’elle ne devait pas être si haute, puisqu’au final Dieu doit… descendre pour la voir ! Le Dieu des Israélites vient donc pour confondre le langage des habitants de cette ville arrogante et surtout pour permettre la diversité de pensée, le dialogue, le débat, bref la différence entre les hommes. Cette ouverture à la diversité est illustrée par le fait que l’humanité se trouve désormais répandue sur toute la terre. Désormais, Babylone n’est plus le centre du monde. Il y règne même la confusion. Par le truchement d’un jeu de mot à partir de la racine בלל, Babel ou Babylone, signifie ce qui est mélangé. L’uniformité a disparu. Être en dialogue avec la différence de l’autre redevient possible. Le petit récit de Gn 11 est décidément encore terriblement actuel !


Emanuelle Pastore




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