La Bible, un livre de prière
Un jour, Abraham entendit la voix de Dieu qui prononçait son nom pour lui dire : « Quitte ton pays et va vers la terre que je t’indique » (Gn 12,1). Dieu nous guide-t-il nous-aussi vers une terre nouvelle ? Laquelle ?
Une nuit, à Béthel, Jacob eut un songe. Dieu se tenait devant lui, mais Jacob ne l’apprit qu’après coup : « Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas! » (Gn 28,16), dit-il. Quel est donc ce lieu où Dieu se tient ?
Moïse s’est déchaussé sur la montagne de l’Horeb parce que Dieu s’est manifesté à lui à travers le buissons ardent : « le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Ex 3,5), lui dit le messager divin. Quelle est cette terre sainte sur laquelle on se déchausse en présence de Dieu ?
Il est certain que tout croyant est appelé à faire l’expérience d'Abraham, celle de Moïse et celle de Jacob. Oui, Dieu se tient aussi devant nous. Oui, nous sommes aussi appelés à nous déchausser en sa présence. Oui, nous pouvons aussi entendre notre nom et l’invitation à aller vers la terre que Dieu promet. Cette terre promise, terre immense, terre d’exploration, où Dieu se tient et où l’on se déchausse; cette terre, c’est le Livre des Écritures saintes. Le Livre est ouvert à tous. Le Livre est le lieu où Dieu se donne à lire, à entendre, à voir, à goûter. Le Livre est cette terre sainte que nous sommes invités à parcourir et même à conquérir. Dans les plis des pages de ce Livre, le Dieu invisible se laisse rencontrer. Est-ce si sûr ? Est-ce si simple ? Comment s’y prendre ?
Le magnifique texte qui suit apporte des réponses à ce type de questionnement. Il est de Daniel-Rops[1]. Nous le citons intégralement. Les notes, les liens, ainsi que les illustrations ne sont pas de l'auteur, mais ont été ajoutés pour une lecture plus aisée.
Emanuelle Pastore
Que la Bible soit un livre d’histoire, un extraordinaire livre d’histoire, le plus complet, le plus vivant mémorial qu’un peuple n’ait jamais légué aux générations futures, le fait ne laisse aucun doute et il est désormais ancré dans les esprits. Depuis que s’opère parmi nous, et spécialement dans le catholicisme français, ce grand retour vers la Sainte Écriture qui est un des traits majeurs de la spiritualité présente, nombreuses ont été les études qui ont visé à rattacher les données bibliques aux réalités de l’histoire, de l’archéologie, de la géographie, de la sociologie, dans les perspectives que l’illuminante encyclique de S. S. Pie XII, Divino afflante spiritu[2], a superbement ouvertes. Nous avons appris à situer les événements des deux Testaments dans le cadre de ceux que connaît l’histoire profane. Nous nous sommes habitués à entendre les leçons du Livre Saint selon les genres littéraires dans lesquels les auteurs inspirés ont voulu écrire. Et l’on ne dira jamais trop combien cette considération historique apportée à la Bible aura contribué à rapprocher de l’Écriture les âmes de notre temps. Mais, nécessaire, l’étude historique de la Bible est-elle suffisante ? S’en tenir à elle serait évidemment limiter la portée d’un texte qui se présente lui-même comme un message dicté par Dieu, comme chargé d’une signification autre qu’historique. Si l’Église enseignante conseille à ses fidèles de lire et de méditer la Bible, ce n’est pas pour les documenter sur les aventures d’un petit peuple sémitique dont l’importance apparaît beaucoup moins grande que celle des Égyptiens ou des Assyriens ; c’est, selon le mot de Benoit XV dans Spiritus Paraclitus[3], pour qu’ils s’approchent « de cette table de la doctrine céleste que Notre-Seigneur a dressée pour le peuple chrétien par le ministère de ses prophètes, de ses apôtres, de ses docteurs ». Table : soulignons le mot, que déjà utilisait l’Imitation de Jésus-Christ en parlant des deux tables placées par le Maître à la portée des fidèles : celle de l’autel, celle de l’Écriture. Tant il est vrai que, simultanément à l’Eucharistie, la Bible est nourriture de l’âme. Tel est donc le sens ultime de toute étude du Livre Saint.
Les disciples d'Emmaüs à table avec Jésus. Table de la Parole, table eucharistique. Arcabas.
Dans Divino Afflante Spiritu, S. S. Pie XII l’a profondément marqué. Après avoir dit combien il était utile de considérer les conditions historiques, sociales, humaines, dans lesquelles la Bible fut vécue en tant qu’événement et écrite en tant que document, il demande aux exégètes de faire « avant tout ressortir le contenu théologique », de l’expliquer si pertinemment, de l’inculquer avec tant de chaleur, qu’il advienne à leurs lecteurs ce qui arriva aux disciples de Jésus-Christ allant à Emmaüs, lorsqu’ils s’écrièrent, après avoir entendu les paroles du Maître : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans de nous lorsqu’il nous découvrit les Écritures ? » Et qu’ainsi les Lettres divines deviennent une source pure et permanente de vie spirituelle.
Source de vie spirituelle : la formule pontificale signifie plus encore qu’une recherche du sens de la Bible, puisqu’aussi bien nul n’ignore qu’au-delà du sens littéral, l’Église a toujours enseigné l’existence d’autres sens, d’ordre spirituel, que l’Écriture elle-même révèle, que les Pères, unanimes, ont souligné, que l’usage liturgique éclaire. Comprendre le sens spirituel de l’Écriture sainte, c’est discerner Dieu en action dans les événements de l’histoire ; c’est reconnaître ses intentions et percevoir ses leçons sous le voile du signe et du symbole : mais c’est aussi tirer de cette vaste accumulation de textes et d’événements des leçons qui s’adressent directement, personnellement, à nous. Le sens spirituel de la Bible est inséparable du sens historique ; c’est à travers le déroulement des faits que s’affirme la signification du Peuple Élu et de sa destinée ; c’est l’ascension spirituelle d’Israël qui donne à son histoire sa direction et sa portée. Mais on ne comprend pleinement ce sens même qu’en le rapportant à nous, en sachant bien que tout homme est en soi-même un Israël en marche vers la Révélation suprême, travaillant — au prix de maints efforts, de maintes chutes, — à saisir la vérité et à en vivre, un Israël en attente du Sauveur.
En nul autre domaine plus qu’en matière de science biblique, la puissance suprême de compréhension relève de ce que Pascal désignait de son beau mot secret : « le cœur ». Il faut prier avec la Bible pour pénétrer vraiment la Bible. Il faut se placer tout entier dans l’attitude spirituelle qui est celle de ses héros et de ses écrivains, dans son intention profonde. Il faut en soi laisser résonner ses grands thèmes, éprouver les grands mouvements d’âme qui la traversent. C’est par là, dans ces conditions, que la Bible devient authentiquement un « livre de prière », lorsque l’âme retentit du cri d’exaltation que lançait le Psalmiste : « Que nos mains levées soient comme l’offrande du soir ! » Il faut le reconnaître, cet aspect de la Bible n’est pas celui qui frappe tout d’abord le chrétien qui, sans grande préparation, aborde le Livre Saint. Il advient même que d’aucuns soient profondément déçus (et c’est pourquoi certains évêques ont mis en garde contre le danger qu’il y a à placer la Bible, et surtout l’Ancien Testament, entre les mains de n’importe qui). Ces honnêtes croyants s’attendaient à trouver, dans le plus saint des livres, des formules exaltantes pour l’âme, chaleureuses au cœur, du genre de celles qu’ils vont chercher dans L’Imitation de Jésus-Christ[4].
D’autres espéraient, rien qu’en ouvrant au hasard les pages, découvrir quelqu’un de ces thèmes profonds de méditation qu’on est sûr de rencontrer si l’on prend les Pensées de Pascal. D’autres voudraient y puiser des maximes morales, qu’ils appliqueraient telles quelles dans leur existence quotidienne. À de tels usages, qu’on dirait volontiers élémentaires, le texte saint se dérobe. Là où l’on croyait se rafraîchir l’âme, on tombe sur les plus ennuyeuses énumérations de rites et de commandements qui aient jamais été écrites. Là où l’on attendait du profond, on lit, l’œil amusé, des aventures dont le pittoresque n’apparaît point d’emblée comme très enrichissant. Et si c’est de préceptes moraux qu’on est en quête, mieux vaut ne pas trop scruter le détail des aventures matrimoniales de certains héros bibliques !
Il faut bien l’admettre : La Bible n’a rien d’un manuel de dévotion, et, en dehors de la plupart des textes évangéliques et d’une grande partie des textes sapientiaux, elle ne prétend point à concurrencer L’Imitation[5] ni même les Exercices spirituels[6] de saint Ignace de Loyola. Beaucoup plus qu’un livre de prières, elle est un livre de prière : il est vrai que, si souvent, le pluriel affadit le singulier ! Est-ce donc un paradoxe que de dire que la Bible nourrit la vie intérieure du chrétien ? Non, à condition de prendre ce terme de « vie intérieure » dans un sens autre que celui, spécifique, que lui donne notre langage. La vie intérieure, dit justement Dom Célestin Charlier, « est partout dans la Bible, en un sens plus profond qui ne la distingue adéquatement ni du dogme, ni de la morale, ni de la technique, ni de l’expérience vivante, ni de l’intelligence, ni du cœur, ni de la foi, ni de l’Amour, ni du Verbe, ni de l’Esprit ».
C’est là une expérience à la lettre « totalitaire » ; entrer dans la Bible, c’est apprendre à vivre religieusement ; c’est sentir, selon un mot ravissant de Mgr Richaud, « la religieuse poésie de l’existence » ; c’est découvrir que tout, dans la vie, est ordonné à Dieu et se déroule en sa présence ; c’est faire, de tout ce qui est, oraison et consécration. C’est par là d’abord que la Bible est un admirable Livre de prière, d’une prière qui n’est jamais détachée de la vie. - Qu’on se souvienne des adjurations répétées par tant des écrivains sacrés, Joël, l’Ecclésiaste[7], l’Ecclésiastique[8], le Psalmiste et tant d’autres, pour que la vraie prière soit la conversion du cœur ! - On prie avec la Bible, on prie par la Bible dès qu’on est entré dans son climat. Pas plus qu’un ouvrage de dévotion ou un recueil de méditations, elle n’est un livre de théorie froide et morte : on y voit à l’œuvre une force vivante ; on y sent la prière se faire lumière, dans un mystérieux échange entre l’homme et Dieu. C’est sans doute pourquoi tant d’âmes se sont avouées remuées, ébranlées, rénovées jusque dans leurs profondeurs les plus intimes, par la lecture de ce texte en apparence si encombré de sécheresses et de développements inutiles. On l’a comparée à un désert qu’il faut traverser pour découvrir de l’eau vive. Mais l’eau vive est là, partout présente sous les sables, prompte à surgir en fontaines jaillissantes. Il n’est pour la trouver que d’en avoir le désir.
Mandala biblique sur le thème de la source jaillissante.
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Livre de prière, la Bible l’est donc en quelque sorte globalement, en plaçant celui qui se confie à elle dans un climat d’oraison, — celui-là même où a vécu le peuple dont elle rapporte l’histoire. Mais, sur un plan plus étroit, celui qu’on peut appeler de la dévotion personnelle, elle n’est pas sans donner beaucoup. C’est déjà un fait considérable qu’elle enseigne la nécessité de la prière et qu’elle la conçoive, bien avant que saint Jean le dise, comme une « adoration en esprit et en vérité ». Mais, formellement, pratiquement, le Livre Saint est tout jalonné d'innombrables et admirables prières que le croyant peut répéter pour exprimer ses plus purs sentiments de foi, d’espérance et d’amour. Ne parlons pas seulement de celles, sublimes, qu’on lit dans le Nouveau Testament, sur les lèvres du Christ Jésus ou de sa Mère, ou sur celles du saint vieillard Siméon ou du Centurion au cœur humble qui habitait Capharnaüm, voire sous la plume des Apôtres. L’Ancien Testament aussi est riche de formules, belles et simples qui sont merveilleusement adaptées aux aspirations de l’âme. Le Psautier en fourmille, qui offre un champ illimité à qui veut prier en se servant des pièces lyriques qui le composent. Mais ce n’est pas seulement aux Psaumes que s’adressent les mots de saint Augustin : « Comme je criais vers toi, Mon Dieu, lorsque je lisais les Psaumes de David, ces chants si pleins de foi, qui respirent la piété et écartent l’orgueil ! Comme ils m’enflammaient d’amour ! Comme en moi brûlait le désir de les chanter à la terre entière ! »
Prières de la Bible, prières dans la Bible. Qu’on pense à la prière d’intercession d’Abraham au chapitre 18 de la Genèse et à l’imploration de Moïse après la destruction du Veau d’Or, à l’humble action de grâces de David en réponse aux promesses du prophète Nathan (2 Samuel 7, 18-19), à la prière tout ensemble glorieuse et fidèle de Salomon dédiant le Temple. Qu’on pense aux prières du livre d’Esdras, et de Daniel, et d’Ézéchias, et de Baruch. Qu’on relise ce Proverbe (30,7-9) où l’âme fidèle demande à Dieu, tout uniment, de la faire vivre dans la sincérité et la simplicité et l’équité. Prière de louange et prière de demande, prière de repentir et prière de gratitude, toutes les formes de la prière qui nous sont familières se trouvent dans la Bible : il n’est que d’aller les chercher.
Il en est qui sont familières au chrétien. Parce que la liturgie de l’Église en fait usage et les lui propose fréquemment. Le cri de notre adoration, le Sanctus[9], le cri de notre angoisse, le De Profundis[10] y le cri de notre repentir, le Miserere[11], le cri de notre gratitude, le Magnificat[12] y viennent tout droit de la Bible, et plus précisément de l’Ancien Testament, soit qu’ils lui soient directement empruntés, soit qu’ils soient en quelque sorte faits de sa substance. Mais, plus généralement, c’est la Liturgie tout entière qui emprunte à la Bible son langage d’oraison. Moyen de prière dans la vie intérieure du fidèle chrétien, la Bible l’est bien davantage encore dans cette autre forme de prière qu’est le culte public, dans cette prière collective, ecclésiale, dont le sens se ravive si heureusement parmi nous.
Ce n’est évidemment point par hasard que l’office du chœur est, en somme, constitué par la récitation hebdomadaire du Psautier, que le Bréviaire amène les prêtres à faire, en un an, une lecture symboliquement intégrale de la Bible. Ce n’est point en vain que les plus grandes fêtes de l’année, — Noël, Épiphanie, Pâques et Pentecôte — sont accompagnées par la liturgie d’un choix de textes pris dans les parties les plus diverses de la Bible, comme pour bien faire sentir l’unité du message divin. Par le seul fait que nous sommes chrétiens, nous prions avec la Bible, nous qui ne pouvons atteindre notre fin personnelle que dans la société sainte des élus, dans le corps mystique que le Christ anime de sa vie. Par là encore, la Bible est authentiquement livre de prière, elle nous associe à l’Église tout entière ordonnée à notre espérance de salut.
Prier avec la Bible, prier par la Bible, personnellement ou liturgiquement, ce n’est rien d’autre que participer au souffle, au grand souffle de l’Esprit qui, un jour, il y a quatre mille ans, vint frapper au cœur un petit sémite nomade du pays d’Ur en Chaldée, qui, durant deux mille ans, anima les Patriarches, les Rois, les Prophètes, qui gonfla dans la poitrine du Peuple Élu en une invincible espérance, le même qui balaya l’air au jour de la Pentecôte, laissant les spectateurs stupéfaits. D’Abraham au plus modeste, au plus indigne d’entre nous, pas de rupture : une filiation impérieuse, une mystérieuse fidélité.