Le petit livre de Ruth est le seul dans toute la Bible qui soit attribué à une femme étrangère. Cela devrait suffire à réveiller notre curiosité... Il est certes bref, mais en avons-nous saisi les subtilités? Je vous propose de faire un exercice: une lecture accompagnée de ce petit livre en entier.
John August Swanson SÉRIGRAPHIES IMPRIMÉES À LA MAIN. La sérigraphie de John August Swanson sur l'histoire de Ruth raconte la saga de l'Ancien Testament de Ruth et de sa belle-mère Naomi. John écrit : "Le livre de Ruth est un récit magnifique et ancien. Pourtant, en tant qu'histoire d'immigrants et de réfugiés, il est contemporain dans son contenu. Il nous enseigne la compassion, la tolérance, l'engagement, la générosité, le féminin, le respect et l'amour. J'espère que ma relecture de ce récit biblique de perte, de famine, de migration, de travail et d'abondance peut nous montrer comment nous pouvons jouer notre rôle dans le grand tableau du plan de Dieu."
Avant d'ouvrir le livre: vue d'ensemble sur le contexte dans lequel cette histoire a été écrite
Ce petit livre raconte comment se déroule le retour d’une famille israélite chez elle, à Bethléem, après un long séjour en terre étrangère. Il s’agit donc bien d’un retour d’exil, celui de la veuve Noémi et de sa belle-fille Ruth, veuve elle-aussi. Cette mise en récit d’une histoire familiale doit donc certainement être lue à la lumière du grand retour d’exil qui a marqué une étape décisive dans l’histoire du peuple d’Israël.
Commençons donc par rappeler quelles furent les circonstances de ce retour d’exil au 6è siècle av. J.-C. afin de comprendre le contexte dans lequel il faut lire et comprendre le livre de Ruth. Ce retour a justement entraîné l’émergence d’un débat à propos de l’ouverture d’Israël aux étrangers, ce qui va constituer un des principaux enjeux de ce petit livre, étant donné que Ruth est moabite et qu'elle vient s'installer à Bethleem.
Le concept du « retour » devient central dès le VIème siècle av. J.-C., lorsque Cyrus devient roi de Perse et autorise les exilés à rentrer chez eux, s'ils le souhaitent. Le livre de Ruth, dont la rédaction s'inscrit probablement dans ce contexte, ne compte pas moins de quinze occurrences de la racine du "retour " (šoūḇ - שׁוב).
Avec le retour de certains Israélites commença la distinction entre le peuple « de la terre » et le peuple « de l’exil », comme en témoignent les livres d’Esdras et Néhémie. La littérature de cette époque (notamment Isaïe 40-66, Jérémie, Ezéchiel et même le livre de Ruth) reflète une idéologie de conflit entre ces deux groupes. Même si les déportés furent bien moins nombreux que ceux qui restèrent sur la terre d’Israël, ils étaient l’élite de la société. Lorsqu’ils entreprirent de revenir en Israël, la question de l’appartenance à cette terre et surtout leur prétention à la récupérer, se fit presque en ignorant - voire en méprisant - ceux qui n’avaient pas été déportés et qui y étaient restés. Pour ces derniers, mise à part la destruction de Jérusalem et du Temple, ils continuèrent à vivre comme ils l’avaient toujours fait. Pourtant, ce furent ceux qui revenaient de l’exil qui se considérèrent comme le noyau dur du futur Israël. Du moins, c’est ainsi que l’envisagent les textes de cette époque dont on dispose aujourd’hui dans nos Bibles. Les hébreux revenus de l’étranger imposèrent leurs valeurs et leur idéologie à ceux qui habitaient la terre d’Israël.
La première et principale activité de cette minorité qui revint s’installer à Jérusalem fut d’entreprendre la reconstruction du Temple, probablement entre 539 et 516. D’après les livres qui portent leur nom, ce sont Esdras et Néhémie qui ont reconstruit la ville de Jérusalem, avec le soutien des autorités perses. Les livres d’Esdras et Néhémie forment un ensemble où la construction de la communauté des rapatriés se met en place autour de trois pôles : le Temple, la Loi et la Terre. Pour parvenir à leur but, une mesure était imposée à tous : les mariages avec des femmes étrangères étaient interdits et il fallait défaire ceux qui avaient été contractés.
Un véritable débat prend corps et se développe à l’intérieur des textes eux-mêmes. C’est en particulier avec les livres d’Esdras et de Néhémie, que le livre de Ruth semble entrer en débat. Le débat porte sur un point principal : Peut-on accepter des femmes étrangères au sein du peuple d’Israël ? Esdras et Néhémie répondent « non ». Le livre de Ruth répond « oui ». Pour le rédacteur du livre de Ruth, la femme étrangère ne constitue nullement une source de danger pour la cohésion du peuple, bien au contraire elle contribue à sa « construction » (Rt 4,11) ; le mariage entre un Israélite et une étrangère est même approuvé et validé par les anciens et par le peuple (Rt 4,11). Si, dans la logique d’Esdras et Néhémie, il n’y avait pas d’adhésion possible pour les femmes étrangères, le livre de Ruth se présente, lui, comme le paradigme de conversion d’une étrangère à Israël et à son Dieu YHWH. La stratégie qu’emploie le rédacteur de Ruth pour poser et légitimer sa vision théologique est donc, sous le couvert de la plus grande banalité, celle de l’implicite irénique qui acquiert une efficacité redoutable sur le lecteur contemporain du rédacteur pris dans le feu du débat.
Puisque l’histoire de Ruth se déroule en quatre actes qui correspondent aux quatre chapitres du livre, nous allons donc chercher à ouvrir ensemble ce livre en quatre étapes :
Première étape de lecture: chap. 1
Alors que la famine sévit, une famille de Bethleem de Juda, celle d’Elimélek et de Noémi, part s’installer en terre de Moab afin d’y trouver de quoi vivre. C’est là que meurt Elimélek, sans que le récit en explique la raison. Les deux fils, Mahlôn et Kilyôn, épousent chacun une femme moabite, respectivement Ruth et Orpa. Après une dizaine d’années, Mahlôn et Kyliôn meurent également. L’histoire se poursuit désormais avec trois veuves.
Noémi prend l’initiative de rentrer à Bethléem. En chemin, elle cherche à convaincre ses deux belles-filles de ne pas l’accompagner et de retourner chez elles. Après d’émouvantes discussions, accompagnées de cris, d’embrassades et de pleurs, Orpa acquiesce et décide de repartir vers son peuple. D’où son nom qui est peut-être construit à partir du mot ʿōrẹp̄ (עֹרֶף) signifiant « le dos » ou « la nuque », car elle s’en alla tournant le dos à sa belle-mère. Quant à Ruth, elle refuse de quitter Noémi et finit par la convaincre de la garder auprès d’elle, après qu’elle ait prononcé un authentique serment de fidélité en Rt 1,16-17.
Maintenant, lisez le chap. 1 en entier, tout en:
repérant les différents personnages qui entrent en scène.
soulignant les phrases ou expressions qui attirent votre attention.
Voici quelques questions pour approfondir :
Pourquoi Ruth décide-t-elle d’accompagner sa belle-mère ? Que penser de sa décision par rapport à celle d’Orpa ?
Commentez les versets 16 et 17. Que disent-ils de l’amitié ? De la fidélité? De la foi?
L'enjeu de ce premier chapitre
Dieu se révèle ou révèle quelque chose de son dessein dans le livre de Ruth d’abord à travers la relation de deux femmes qui s’aiment (Rt 4,15). Leur amitié et leur fidélité se traduisent en une profonde solidarité. Toutes deux partagent le même sort : le veuvage et l’absence de descendant.
Mais le texte suggère que le lien entre les deux femmes soit plus fort encore. On a relevé, au fil du commentaire linéaire, comment Ruth et Noémi peuvent être confondues à deux reprises dans le récit, en Rt 3,3d et 3,4e. Au point qu’en Rt 4,17 l’enfant qui naît de Ruth est considéré comme celui de Noémi. Déjà en Rt 1,14, l’adhésion (dāḇạq - דָּבַק) de Ruth à sa belle-mère Noémi est totale. Elle est comparable à l’adhésion (dāḇạq - דָּבַק) de l’homme à la femme en Gn 2,24 qui ne font plus « qu’une seule chair ». De plus, comme l’homme de Gn 2,24 qui « a quitté » (ʿāzạḇ - עזב) son père et sa mère afin de s’attacher à sa femme, ainsi Ruth a-t-elle « quitté » (ʿāzạḇ - עזב) son père, sa mère et son pays natal afin de s’attacher à Noémi (Rt 2,11). Le serment par lequel Ruth clôt sa profession de fidélité en Rt 1,17 a une telle densité que, désormais elle ne fait plus qu’une avec sa belle-mère. Il n’est dès lors pas tant question de « confusion » des deux personnages, une confusion qu’on aurait trop vite fait de qualifier comme involontaire de la part du rédacteur. Mais il s’agirait plutôt d’une « sur-identification » délibérée entre les deux personnages afin de mettre en évidence leur profonde unité, leur engagement réciproque de l’un envers l’autre, voire même leur mutuelle dépendance.
Faisons un pas de plus. L’une est fille d’Israël, l’autre est fille des nations. Cela permet d’expliquer théologiquement leur différence d’âge : Noémi appartient au peuple à qui Dieu a choisi de se révéler en premier et Ruth ne connaît le Dieu de cette Révélation qu’à travers Noémi qui lui en ouvre l’accès. Dans le temps de la Révélation, Noémi est donc plus ancienne, tel Israël par rapport aux nations. Cela suggère que Noémi représente Israël et Ruth les nations. Comme le faisait encore remarquer P. Beauchamp, « l’accent du livre ne porte pas sur l’amour de Ruth et de Boaz, mais sur l’amour d’une païenne pour Israël, et cet amour passe entre une veuve et sa belle-mère » (P. Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 101). Cela se confirme dans l’amour ou l’engagement de Ruth pour Noémi qui est déclaré et stipulé sous la forme d’un serment de fidélité (Rt 1,16-17) par lequel Ruth refuse d’être déliée de l’appartenance à Israël qu’elle avait contractée par son mariage avec Mahlôn. Si cet engagement est comparable à la toute première et à la plus fondamentale unité, celle de l’homme et de la femme instaurée au commencement selon Gn 2,24, c’est sans doute pour souligner que l’unité entre Israël et les nations s’inscrit elle aussi dans le dessein divin selon le commencement.
Leur attachement réciproque se présente comme l’arrière-fond de tout le récit. Ruth refuse d’abandonner Noémi à sa solitude de veuve et Noémi refuse de se résigner à voir Ruth rester dans le même malheur qu’elle. La sollicitude de Noémi envers Ruth consiste à ne jamais renoncer à lui trouver un nouveau mari. Ainsi, la question du mari, qu’il soit mort ou qu’il soit à trouver, reste la principale préoccupation qui lie les deux femmes.
Deuxième étape de lecture: chap. 2
Une fois arrivées à Bethléem, on apprend l’existence d’un parent proche de Noémi, appelé Boaz. Ce dernier entre en scène lorsque Ruth, ayant pris l’initiative d’aller glaner dans les champs (comme cela était permis aux pauvres et pour assurer la subsistance de sa belle-mère) se retrouve précisément et par un « hasard providentiel » dans son champ à lui. Boaz la prend sous sa protection pendant tout le temps des moissons, car il a conscience de ce qu’elle a fait pour sa belle-mère. Il lui souhaite d’être pleinement récompensée par Dieu lui-même, le Dieu d’Israël, sous les ailes de qui elle est venue s’abriter (Rt 2,13). Le chapitre se termine par un dialogue entre Noémi et Ruth dans lequel on apprend de la bouche de Noémi que Boaz a le droit de rachat sur elles deux.
Lire le chap. 2 en entier, tout en :
repérant les différents personnages qui entrent en scène.
soulignant les phrases ou expressions qui attirent votre attention.
Voici quelques questions pour approfondir
Décrivez Boaz et sa manière d’agir envers Ruth en vous appuyant sur des versets précis.
Pourquoi agit-il ainsi envers Ruth ?
L'enjeu de ce deuxième chapitre
Au chapitre 2, il est permis à Ruth de glaner dans les champs, tel que le stipulent trois lois agricoles israélites, en vue d’aider les pauvres, les étrangers et les veuves. En tant qu’étrangère, Ruth est sujette à la loi de Péah qui stipule de ne pas moissonner un coin de son champ afin de le laisser au pauvre et à l’étranger, ainsi qu’à la loi de Leketh qui donne le droit de glaner (Lv 19,9 ; 23,22 ; Rt 2,7). Comme « étrangère et veuve », la loi de Chik’ha s’applique également : elle engage les moissonneurs à ne pas aller reprendre des javelles qui ont été oubliées dans les champs (Dt 24,19 ; Rt 2,15-16). Mais Boaz va au-delà de la Loi ! Il n’était pas obligé de permettre à Ruth de boire aux cruches de ses moissonneurs une eau qu’elle n’avait pas puisée (Rt 2,9). Il n’était pas obligé non plus de la faire asseoir au milieu de ses moissonneurs pour qu’elle partage leur pain et leur vinaigre (Rt 2,14) ou encore de leur ordonner de remettre des épis à terre de sorte qu’elle puisse les ramasser (Rt 2,16). Tout cela, il l’a fait par « grâce » (Rt 2,20). Boaz a vraiment agi librement et généreusement. Ainsi, l’objet du livre de Ruth ne semble pas porter d’abord ou seulement sur la Loi et sur ses interprétations à une époque déterminée. Le récit s’intéresse moins à l’observance de la Loi par Ruth et par Boaz qu’à la bonté de leurs actes. Cette bonté se décline en miséricorde, générosité et gratuité. Elle est à comprendre comme un au-delà de la Loi, au sens d’une surabondance. La bonté emmène le récit bien plus loin encore. Il faut que nous poursuivions notre lecture pour le découvrir.
Troisième étape de lecture: chap. 3
Alors, Noémi programme une rencontre nocturne entre Ruth et Boaz, dont on imagine que le résultat souhaité soit un possible mariage, bien que Noémi ne le formule pas en tant que tel. Toujours est-il que Ruth est d’accord puisqu’elle répond par une formule bien décidée : « Tout ce que tu m’as dit, je le ferai » (Rt 3,5). Au milieu de la nuit, Boaz se trouve donc en présence de Ruth qui lui demande ouvertement d’exercer son droit de rachat en l’épousant. Il s’y engage, tout en la prévenant qu’il existe un autre racheteur qui a la préséance sur lui. De la décision de ce racheteur prioritaire[1] dépend que la demande de Ruth à Boaz soit exaucée ou non. Avant le lever du jour, Ruth s’en va rejoindre sa belle-mère pour lui apprendre tout ce qui s’est passé. Noémi enjoint à Ruth de s’asseoir et d’attendre jusqu’à ce qu’elle sache comment l’histoire va se terminer. Le suspense est donc à son comble.
Lire le chap. 3 en entier, tout en :
Repérant les différents personnages qui entrent en scène.
Soulignant les phrases ou expressions qui attirent votre attention.
Voici quelques questions pour approfondir
D’après Rt 3,10 quel est ce second acte de bonté que Boaz admire chez Ruth ? A votre avis, quel était le premier ? Pourquoi le second est-il plus grand que le premier ?
En Rt 3,11 Ruth est qualifiée comme une femme « parfaite » ou « puissante » (selon la traduction). Connaissez-vous d’autres femmes « parfaites » dans la Bible ? Allez voir Pr 31,10.29 et lisez le texte compris entre ces deux versets.
Qu’est-ce que cela signifie qu’une étrangère soit qualifiée de la sorte ?
L'enjeu de ce troisième chapitre
Lorsque Ruth qualifie Boaz de « racheteur » en lui demandant de « déployer son aile » sur elle (Rt 3,9), on a montré qu’il ne s’agit pas de la loi du rachat telle que l’envisage le livre du Lévitique (Lv 25,23-25.47-49 ; 27,13), mais d’une allusion à YHWH comme ḡō’ēl grâce au rapprochement suggéré avec Is 54,5. En effet, Rt 3,9 et Is 54,5 sont les deux seuls textes bibliques qui comprennent le ḡō’ēl comme un époux :
« “Qui es-tu ?” Dit-il. – Je suis Ruth, ta servante, lui dit-elle. Etends sur ta servante le pan de ton manteau, car tu as droit de rachat“– » (Rt 3, 9)
« Ton créateur est ton époux, le Seigneur Sabaot est son nom, le Saint d’Israël est ton rédempteur, on l’appelle le Dieu de toute la terre. » (Is 54, 5)
Ainsi, le procédé littéraire employé par le rédacteur du livre de Ruth est tout aussi novateur que provocateur. Il consiste à décrire l’alliance humaine entre Ruth et Boaz - une étrangère et un israélite - en faisant constamment allusion à une autre Alliance, celle de Dieu avec son peuple, Israël. Il reprend les grands thèmes de l’Alliance comme celui du « repos », de la « bénédiction », de la « bonté », des « formules d’engagement » et du « rachat », en les transposant sur Ruth, l’étrangère. C’est dire qu’il les élargit au-delà d’Israël. Il faut prendre conscience de la hardiesse d’un tel procédé littéraire et de sa portée théologique !
L’élection concerne non seulement Israël, mais aussi tous les peuples. « L’élection est au cœur de la révélation biblique, mais d’entrée de jeu, celle-ci a pour horizon l’universel. Dès le départ, (…) l’universel est inclus dans le récit biblique. Il croise le dessein de Dieu, pénètre l’histoire d’Israël sous la forme de multiples rencontres », écrit encore A.-M. Pelletier (A.-M. Pelletier, « Pour que la Bible reste un livre dangereux », Etudes 397/10 (2002), p. 337-338.). Le livre de Ruth rapporte justement l’une des rencontres entre Israël et l’universel. On voit bien comment, dans le livre de Ruth, le souci de YHWH pour les nations n’annule pas l’élection du peuple d’Israël, bien au contraire. L’universel, représenté par Ruth, n’est atteint que par la médiation du singulier qu’est Israël. L’étrangère qu’est Ruth entre dans la terre, dans le peuple et dans la foi de YHWH grâce à son adhésion à Noémi-l’Israélite. Il appartient à la nature même de l’élection de ne pas effacer les différences entre l’élu et le non-élu en les fusionnant. C’est au contact de la différence portée par l’autre que l’on définit son identité propre. Israël se reconnaît comme tel dès lors qu’il rencontre les nations. Les nations se reconnaissent en tant que telles dès lors qu’elles rencontrent Israël. Tous deux sont comme mis en présence l’un de l’autre tout en gardant une distance, celle-ci permettant l’épanouissement et l’enrichissement de leur altérité dans une authentique communion. P. Beauchamp formulait ainsi ce principe : « L’universel vrai ne se réalise pas dans la ressemblance, mais dans la rencontre » (P. Beauchamp, L’Un et l’Autre Testament, II, Accomplir les Ecritures, Paris, Seuil, 1990, p. 83).
Quatrième étape de lecture: chap. 4
Le lendemain, une sorte de négociation prend place entre Boaz et l’autre racheteur, jusqu’à ce que ce dernier, non sans une certaine astuce de la part de Boaz, renonce à faire valoir son droit. En présence des anciens de la ville, Boaz s’engage alors à racheter tout ce qui appartenait à Elimelek - notamment une terre -, et tout ce qui appartenait à Mâhlon et à Kyliôn. Concrètement, il s’agit de la veuve de Mâhlon, c’est-à-dire Ruth. Cette fin heureuse ne l’est pourtant pas que pour Ruth, mais également pour Noémi qui est elle aussi incluse dans cette opération de rachat. En effet, il est bien précisé que Boaz rachète tout ce qui appartenait à Elimelek, à Mâhlon et à Kyliôn de la main de Noémi (Rt 4,9). Noémi est donc rachetée elle aussi. Les femmes de la ville le confirment en Rt 4,14-15. Plus largement encore, ce rachat profitera aussi à toute « la maison d’Israël » (Rt 4,11) puisqu’il est précisé que l’enfant que Dieu donne à Ruth de concevoir avec Boaz (Rt 4,13) deviendra l’ancêtre de David (Rt 4,17).
Enfin, les quatre derniers versets du livre présentent une généalogie patrilinéaire remontant à Pérèç, ancêtre de Boaz, et conduisant jusqu’à David.
Lire le chap. 4 en entier, tout en :
Repérant les différents personnages qui entrent en scène.
Soulignant les phrases ou expressions qui attirent votre attention.
Voici quelques questions pour approfondir
En Rt 2,20 on a appris que Boaz avait le droit de « racheter » Noémi et Ruth ; en Rt 3,9, Ruth demande à Boaz d’exercer ce droit en l’épousant ; finalement ici, au chap. 4, Boaz rachète. Comprenez-vous le sens de ce rachat ?
Pourquoi le premier racheteur refuse-t-il de racheter et cède-t-il sa place à Boaz ?
En Rt 4,11-12, pourquoi Ruth est-elle comparée à Rachel, Léa et Tamar ? Qu’est-ce que cela signifie qu’une étrangère soit comparée à ces matriarches ?
Allez à Mt 1,5. A votre avis, pour quelles raisons Ruth est-elle mentionnée dans la généalogie de Jésus ?
L'enjeu de ce quatrième chapitre
Le lecteur du livre de Ruth est invité à contempler les bienfaits par lesquels l’étranger - ou tout simplement l’autre - enrichit Israël. Il est invité à se positionner par rapport à lui. Le rédacteur suggère qu’on puisse « connaître » l’étranger en vérité. Ruth est donc cette étrangère qu’on peut apprendre à connaître autrement, au point de la considérer comme le vecteur par lequel Dieu accepte de passer pour accomplir ses promesses. C’est bien à ce degré de connaissance qu’accède Boaz, contrairement au premier racheteur qui refuse de racheter en Rt 4,6. Tant qu’il s’agissait du rachat de la terre de Noémi, le premier racheteur était d’accord (Rt 4,3-4). Mais dès qu’il apprend que le rachat implique également une femme moabite, il se rétracte (Rt 4,5-6). Bien qu’il invoque la ruine de son héritage comme le motif de son refus (Rt 4,6), il n’empêche que c’est une femme moabite qui en est la cause. Ainsi peut-on distinguer Boaz qui reconnaît en Ruth bien autre chose qu’une femme d’origine moabite et le premier racheteur qui, quant à lui, ne parvient pas à connaître Ruth au-delà de son origine païenne.
Ce qui est en cause, nous semble-t-il, est la réalité si souvent ignorée, incomprise ou ouvertement bafouée de la relation. P. Beauchamp rappelle que la relation est la voie indispensable et la condition pour que s’accomplisse l’œuvre divine :
« Dès le départ, en posant un homme, une nation, le récit biblique pose, de la manière la plus crue, la nécessité inéluctable de la différence et, à partir de la différence, de la relation. Un homme, une femme. Une nation, les autres nations. L’œuvre de Dieu, la semence de vie ne s’inscrira jamais ailleurs que dans le sillon qui passera entre les uns et les autres » (P. Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 20).
Sans relativiser l’élection d’Israël, le livre de Ruth montre en fait que les nations ne sont pas seulement des « destinataires » - passifs ou indirects - des bienfaits de l’Alliance entre Dieu et Israël - car cela on le savait déjà depuis Gn 1-12 -, mais il proclame que les nations sont pleinement « collaboratrices » de ce dessein d’Alliance ! Il annonce que les nations occupent une place, non de second rang, dans le dessein divin, mais qu’elles constituent le principe-même de son accomplissement. Oui, car Ruth est l’ancêtre directe de David, le grand roi-messie d’Israël. L’horizon messianique - discrètement évoqué dans le livre de Ruth - vers lequel avance l’histoire d’Israël ne sera atteint qu’avec et par les nations.
La présence d’une étrangère dans la généalogie de David veut manifestement souligner la contribution des nations à la réalisation du dessein divin dans l’histoire, un dessein qui est rendu possible dans la mesure où Israël et les nations se rencontrent.
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