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Emanuelle Pastore

Qohèleth : la nuit incertaine du sens et des choses de la vie

Un auteur anonyme du 3è siècle av. J.-C., qui se présente sous le nom de Qohèleth, fils de David, rédige en formules incisives, mais sans plan apparent, ses réflexions sur la condition humaine. Il les rassemble dans le livre qui porte le même nom. Cette œuvre de sagesse surprend et touche par son accent d’authenticité. Je vous propose de lire ensemble le chapitre 1 de Qohèleth, puis je renverrai à la catéchèse prononcée récemment par le pape François sur ce même texte.


« [ch.1] 1 Paroles de Qohèleth, fils de David, roi à Jérusalem.


2 Vanité des vanités, dit Qohèleth ; vanité des vanités, tout est vanité. 3 Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ?


A 4 Un âge va, un âge vient,

mais la terre tient toujours.


B 5 Le soleil se lève, / le soleil se couche,

il se hâte vers son lieu / et c’est là qu’il se lève.

6 Le vent part au midi, / tourne au nord,

il tourne, tourne et va, / et sur son tour retourne le vent.


X 7 Tous les fleuves coulent vers la mer / et la mer n’est pas remplie.

Vers l’endroit où coulent les fleuves, / c’est par là qu’ils continueront de couler. 8 Toute parole est lassante ! / L’homme ne peut plus parler

L’œil n’est pas rassasié de voir, / et l’oreille saturée par ce qu’elle a entendu.


B’ 9 Ce qui fut, / cela sera,

ce qui s’est fait / cela se refera,

et il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

10 S’il est quelque chose / dont on dise :

“Vois ceci, / ceci est nouveau” :

cela fut déjà dans les siècles

qui nous ont précédés.


A’ 11 Il n’y a pas de souvenir pour les anciens,

et ni même pour la postérité qui sera.

Il n’y aura d’eux aucun souvenir

auprès de ceux qui seront leur postérité.


12 Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem. 13 J’ai mis tout mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C’est une mauvaise besogne que Dieu a donnée aux enfants des hommes pour qu’ils s’y emploient. 14 J’ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : Eh bien, tout est vanité et poursuite de vent ! 15 Ce qui est courbé ne peut être redressé, ce qui manque ne peut être compté. 16 Je me suis dit à moi-même : Voici que j’ai amassé et accumulé la sagesse plus que quiconque avant moi à Jérusalem, et, en moi-même, j’ai pénétré toute sorte de sagesse et de savoir. 17 J’ai mis tout mon cœur à comprendre la sagesse et le savoir, la sottise et la folie, et j’ai compris que tout cela aussi est recherche de vent. 18 Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; plus de savoir, plus de douleur. » (Qo 1,1-18)


L’auteur s’identifie au « fils de David, roi d’Israël, à Jérusalem » (1,1.12), c’est-à-dire à Salomon. L'attribution fictive du livre à Salomon sert à montrer que la sagesse ne procure pas à l’homme un profit durable même si, au départ, on possède tout ce que peut posséder un roi comme Salomon, qui est présenté dans la Bible comme le sage par excellence.


A l’optimisme de la sagesse classique, Qohèleth oppose son constat : « rien de nouveau sous le soleil » (v. 9). Comme le montre le cadre de son poème (parties A et A'), l’homme ne peut percevoir ni une évolution ni un projet divin dans l’histoire ; au contraire, tout est répétition ; l’avenir est le passé. La terre subsiste, les générations changent et disparaissent dans l’oubli. Même le soleil apparaît ici comme un ouvrier soumis à une corvée dépourvue de sens ; chaque matin, il doit recommencer le même travail, haletant et soufflant (Qo 1,5).


La structure de ce poème fait apparaître que les versets 7 et 8 constituent son centre. Ils commencent par évoquer le fleuve qui coule et continue toujours de couler sans pour autant remplir la mer.

Le même constat est fait pour la parole: les paroles sont "fatiguées" ou "lassantes". Les oreilles qui les entendent ne sont jamais rassasiées. Les yeux qui voient - car dans la Bible on "voit" des paroles - n'en ont jamais assez. Ces images montrent la difficulté, voire l’impossibilité pour l’homme d’accéder à une vraie connaissance, à une vraie compréhension du monde et donc du dessein divin. Il s'agit d'un énoncé polémique contre la sagesse traditionnelle qui qualifiait pourtant Salomon dans le 1er livre des Rois:

Dieu donna à Salomon une sagesse et une intelligence extrêmement grandes et un cœur aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer. 10 La sagesse de Salomon fut plus grande que la sagesse de tous les fils de l’Orient et que toute la sagesse de l’Egypte. 11 Il fut sage plus que n’importe qui, plus que l’Ezrahite Erân, que les fils de Mahôl, Hémân, Kalkol et Darda ; sa renommée s’étendait à toutes les nations d’alentour. 12 Il prononça trois mille zéro sentences et ses cantiques étaient au nombre de mille cinq. 13 Il parla des plantes, depuis le cèdre qui est au Liban jusqu’à l’hysope qui croît sur les murs; il parla aussi des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des poissons. 14 On vint de tous les peuples pour entendre la sagesse de Salomon et il reçut un tribut de tous les rois de la terre, qui avaient ouï parler de sa sagesse. (1 R 5, 9‑14)

En fait, Qohèleth veut rappeler que la science ne résout pas tout. Elle ne sauve pas, elle ne rend pas meilleur:

J’ai mis tout mon cœur à comprendre la sagesse et le savoir, la sottise et la folie, et j’ai compris que tout cela aussi est recherche de vent. Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; plus de savoir, plus de douleur. (Qo 1,17-18)

Ainsi, la conclusion qui en découle est la suivante:

Que ta bouche ne précipite pas, et que ton cœur ne se hâte pas de proférer une parole devant Dieu (5,1).

Pour Qohèleth, le monde et sa logique sont insaisissables – c’est ainsi qu’on pourrait traduire son fameux « vanité vanités, tout est vanité » (1,2). La recherche du sens de la vie ne mène à rien. L’homme doit accepter qu'il ne sait pas, qu'il ne connaît pas le dessein divin qui dirige le monde.


La seule chose qu'il comprend, c'est l'instant présent qui lui est donné. Si cet instant est fait de plaisir, qu'il en profite. S'il est fait de malheur, qu'il se résigne. Dieu seul sait.

Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. 2 Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher le plant. 3 Un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour détruire, et un temps pour bâtir. 4 Un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour gémir, et un temps pour danser. (Qo 3,1‑4)

Qohèleth n'est donc pas un pessimiste, car malgré son constat de l’absurdité du monde, il ne craint pas d’inviter ses lecteurs à profiter des bonnes choses de la vie. Les réflexions de Qohèleth nous invitent à un profond réalisme, mais sans déprime. La vie se déroule sous le regard de Dieu, bien que les hommes ne puissent toujours en saisir le sens. La leçon de Qohèleth sur la valeur du moment présent comme étant la seule chose qui nous appartient est un bon rappel à l'ordre pour nous-mêmes qui vivons le plus souvent comme tendus et aspirés vers un futur que nous croyons/voudrions maîtriser.


Emanuelle Pastore

 

Catéchèse du pape François sur la vieillesse, intitulée "Qohèleth : la nuit incertaine du sens et des choses de la vie", lors de l'audience générale de mercredi 25 mai 2022, sur la place Saint Pierre, à Rome:


Chers frères et sœurs, bonjour !


Dans notre réflexion sur la vieillesse – nous continuons à réfléchir sur la vieillesse -, nous abordons aujourd'hui le livre de Qohèleth, un autre trésor de la Bible. A la première lecture, ce court ouvrage frappe et laisse perplexe par son célèbre refrain : « Tout est vanité », tout est vanité : le refrain qui va et vient ; tout est vanité, tout est « brouillard », tout est « fumée », tout est « vide ». C’est surprenant de trouver ces expressions, qui remettent en question le sens de l'existence, dans l'Écriture Sainte. En réalité, l'oscillation continue de Qohèleth entre sens et non-sens est la représentation ironique d'une connaissance de la vie détachée de la passion pour la justice, garantie par le jugement de Dieu. Et la conclusion du Livre indique la voie pour sortir de l'épreuve : « crains Dieu et observe ses commandements. Tout est là pour l’homme. » (12,13). Voici le conseil pour résoudre ce problème.


Face à une réalité qui, à certains moments, nous semble accueillir tous les contraires, leur réservant malgré tout le même destin, qui est de finir dans le néant, la voie de l'indifférence peut aussi nous apparaître comme le seul remède à une douloureuse désillusion. Surgissent en nous des questions comme celles-ci : Nos efforts ont-ils changé le monde ? Quelqu'un est-il capable de faire valoir la différence entre le juste et l'injuste ? Il semble que tout cela soit inutile : pourquoi faire tant d'efforts ?


C'est une sorte d'intuition négative qui peut surgir à n'importe quelle saison de la vie, mais il ne fait aucun doute que la vieillesse rend quasiment inévitable ce rendez-vous avec le désenchantement. Le désenchantement survient dans la vieillesse. Et donc, la résistance de la vieillesse aux effets démoralisants de ce désenchantement est décisive : si les personnes âgées, qui désormais en ont vu de tout, gardent intacte leur passion pour la justice, alors il y a de l'espérance pour l'amour, et aussi pour la foi. Et pour le monde contemporain, le passage par cette crise est devenu crucial, une crise salutaire, pourquoi ? Parce qu’une culture qui prétend mesurer tout et manipuler tout finit aussi par produire une démoralisation collective du sens, une démoralisation de l'amour, une démoralisation également du bien.


Cette démoralisation nous enlève toute volonté d'agir. Une prétendue « vérité », qui ne se limite qu'à cataloguer le monde, catalogue aussi son indifférence à l'égard des contraires et les livre, sans rédemption, au flux du temps et au destin du néant. Sous cette forme - revêtue de scientificité, mais aussi privée de sensibilité et privée de morale - la recherche moderne de la vérité a été tentée de se débarrasser totalement de la passion pour la justice. Elle ne croit plus ni à son destin, ni à sa promesse, ni à sa rédemption.


Pour notre culture moderne, qui voudrait remettre pratiquement tout à la connaissance exacte des choses, l'apparition de cette nouvelle raison cynique - qui résume connaissance et irresponsabilité - est un très dur retour de bâton. En effet, la connaissance qui nous exonère de la moralité semble de prime abord une source de liberté, d'énergie, mais se transforme bien vite en une paralysie de l'âme.


Qohèleth, avec son ironie, démasque déjà cette tentation fatale d'une omnipotence du savoir - un « délire d'omniscience » - qui engendre une impotence de la volonté. Les moines de la plus antique tradition chrétienne avaient précisément identifié cette maladie de l'âme, qui découvre soudain la vanité de la connaissance sans foi ni morale, l'illusion de la vérité sans justice. Ils l'appelaient « acédie ». Et c'est l'une des tentations de tous, même des vieux, mais de tout le monde. Ce n'est pas simplement de la paresse : non, c'est bien plus. Il ne s'agit pas simplement d'une dépression : non. L’acédie est plutôt la capitulation devant la connaissance du monde sans passion pour la justice ni engagement conséquent.


Le vide de sens et de force ouvert par cette connaissance, qui rejette toute responsabilité éthique et toute attachement pour le bien réel, n'est pas sans inconvénients. Il ne prive pas seulement d’énergies la volonté du bien : par contre-coup, il donne libre cours à l'agressivité des forces du mal. Ce sont les forces d’une raison devenue folle, rendue cynique par excès d'idéologie. En fait, avec tous nos progrès et toute notre prospérité, nous sommes vraiment devenus une « société de la fatigue ». Pensez-y : nous sommes la société de la fatigue ! Nous étions censés produire un bien-être généralisé et nous tolérons un marché scientifiquement sélectif de la santé. Nous étions censés mettre une limite insurmontable à la paix, et nous voyons de plus en plus de guerres impitoyables contre des personnes sans défense. La science progresse, bien sûr, et c'est une bonne chose. Mais la sagesse de la vie est tout autre chose, et elle semble en perte de vitesse.


Enfin, cette raison sans-affectivité et irresponsable prive de sens et d'énergie également la connaissance de la vérité. Ce n'est pas un hasard si notre temps est celui des fakenews, des superstitions collectives et des vérités pseudo-scientifiques. C'est curieux : dans cette culture du savoir, de connaître toutes les choses, même de la précision du savoir, Tant de sorcelleries se sont répandues, mais des sorcelleries cultivées. C'est de la sorcellerie avec une certaine culture mais qui t'amène à mener une vie pleine de superstitions : d'un côté, pour avancer avec intelligence en connaissant les choses jusqu'au fond ; d'autre part, l'âme qui a besoin d'une autre chose et emprunte le chemin des superstitions et finit dans le registre de la sorcellerie. La vieillesse peut apprendre de la sagesse ironique de Qohèleth l'art de mettre en lumière la tromperie cachée dans le délire d'une vérité de l'esprit dénuée d'affection pour la justice. Les personnes âgées, riches en sagesse et en humour, font tellement de bien aux jeunes ! Ils les préservent de la tentation d'un triste savoir mondain dépourvu de la sagesse de la vie. Et aussi, ces personnes âgées reconduisent les jeunes à la promesse de Jésus : "Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés" (Mt 5,6). Ce sont eux qui sèmeront la faim et la soif de justice chez les jeunes. Courage, nous tous, les anciens : courage et en avant ! Nous avons une très importante mission dans le monde. Mais, je vous en prie, nous ne devons pas nous réfugier dans cet idéalisme quelque peu non concret, non réel, sans racines - disons-le clairement : dans les sorcelleries de la vie.


Pape François

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