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Qui a écrit l'Ancien Testament ?

la bible n'est pas tombée du ciel

Bien qu’inspirée (encore faut-il s’entendre sur la compréhension de l’inspiration), la Bible n’échappe pas aux processus humains d’écriture. Or, et c’est là le travail passionnant des exégètes, nombre des étapes de rédaction de la Bible sont de mieux en mieux connues et peuvent être en partie au moins reconstituées. La rédaction des livres bibliques s’étale sur près d’un millénaire, au gré des aléas d’une histoire complexe, que je vous invite à découvrir sur cette page. La question à laquelle on cherchera à répondre est celle-ci : comment la Bible a-t-elle été écrite ?

La maîtrise de l’écriture dans les sociétés du Proche-Orient et de l’Égypte requiert des capacités techniques particulières liées à la nature même des écritures. Les scribes sont les détenteurs de ce savoir étroitement lié à l’exercice du pouvoir qu’il soit politique, économique ou religieux.

Les scribes hébreux sont à la croisée des influences égyptienne et mésopotamienne. Initialement, les scribes sont des fonctionnaires de la cour qui maîtrise l’art d’écrire. À partir de l’exil des Judéens en Babylonie (VIe siècle av. J.-C.), des scribes spécialisés dans l’étude de la Loi apparaissent, tel Esdras, qualifié de « scribe versé dans la Loi de Moïse » (Esdras 7,6). C’est donc du côté de ces scribes qu’il faut chercher sinon les auteurs, du moins les rédacteurs des textes bibliques. Les supports d’écriture, souvent périssables (papyrus, peaux…), nécessitaient de recopier à intervalles réguliers les textes. Chaque copie était l’occasion d’apporter des modifications afin d’actualiser le texte ou tout simplement de le rendre intelligible en fonction des évolutions, politiques ou théologiques.

les débuts de l'écriture en israël

Si certains épisodes bibliques évoquent des événements historiques qui ont pris place au 10ème siècle av. J.-C., notamment la mention de la campagne du pharaon Sheshonq en Canaan, cela ne veut pas pour autant dire que les textes conservés dans nos Bibles ont été écrits à cette époque. Ils reflètent plutôt une étape de réécriture postérieure de plusieurs siècles à l’événement en tant que tel. Cette réécriture de l’épisode s’est appuyée sur des traditions antérieures qui ne nous sont pas parvenues.

Le plus haut qu’on puisse remonter dans le processus d’écriture de certains textes bibliques est le 8ème siècle av. J.-C., lorsque les deux royaumes d’Israël subsistaient encore côte à côte. En effet, des écrits circulaient déjà dans le royaume du nord (Israël) au 8ème siècle av. J.-C., avant qu’une nouvelle version ne soit mise par écrit au 7ème siècle, à la cour de Juda (royaume du sud), pour servir la propagande du roi Josias. 

L’événement capital dans ce processus est la chute de la capitale du royaume du nord, Samarie, en 722 av. J. C., aux mains des Assyriens. Les élites israélites ont alors été déportées en Assyrie et ailleurs, selon les coutumes de l’époque, et une grande partie de la population a probablement trouvé refuge chez les voisins du Sud, dans le royaume de Juda.

La chute de Samarie est racontée dans le livre des Rois et corroborée par les annales assyriennes. Or, le royaume du Nord était plus illustre et plus riche que celui du Sud. Dans les inscriptions assyriennes antérieures à 722, c’est en effet Israël qui est mentionné, rarement Juda, comme si celui-ci n’avait aucun poids à l’international. Pourtant, tout modeste qu’il fût, Juda a résisté à la pression assyrienne. Son roi, Ézéchias, a eu assez de chance pour éviter la prise de Jérusalem par Sennachérib, en 701, sauvant tant bien que mal l’existence du royaume pour quelque temps.

De plus, à partir du 7ème siècle, les archéologues constatent un développement spectaculaire de Jérusalem, qui devient une ville importante ; de nouveaux quartiers sont bâtis… Cet essor est en partie dû à la soumission aux Assyriens du successeur d’Ézéchias, Manassé, mais il résulte aussi de l’arrivée massive des réfugiés nordistes, avec leur savoir-faire et leurs traditions. La plupart des chercheurs sont d’accord sur cette idée, que Juda s’est alors compris comme héritier naturel du prestigieux royaume de Samarie, avec lequel il partageait le culte de Yahvé. Il y aurait donc eu, à ce moment donné, un transfert de ces traditions du Nord vers le Sud. 

Le vrai peuple d’Israël, désormais, c’était le royaume de Juda. On peut imaginer que les traditions scripturaires du Nord sont arrivées à Jérusalem à ce moment-là. C’est là que les scribes de la cour judéenne les ont reformulées dans leur perspective sudiste et qu’ils ont composé les récits qui serviront ensuite de base à de nouvelles phases rédactionnelles, au retour de l’Exil.

le catalogue de la bibliothèque des scribes de Jérusalem, au 7ème siècle av. j.-c.

Il ne faudrait pas imaginer la production littéraire de cette époque comme une somme rédigée d’un seul tenant, mais plutôt comme une collection d’œuvres indépendantes. Chaque rouleau traitait de sujets et de genres différents, mais dans l’optique idéologique que nous avons vue. On peut y mettre :

  • La Vie de Moïse, comprenant l’Exode et une partie du séjour dans le désert ;

  • Une première version du Livre de la Loi, c’est-à-dire le livre du Deutéronome, rédigé sous la forme d’un grand discours divin, qui était peut-être couplé avec le récit de la conquête par Josué ;

  • Le Livre des Rois d’Israël et de Juda, qui commençait avec l’histoire de Samuel.

  • Il y avait probablement aussi un Livre des sauveurs d’Israël ou Livre des Juges, contenant les exploits de personnalités tribales, appelées « sauveurs » ou « juges ».

 

Dans la mesure où la plupart de ces héros appartiennent à des tribus nordistes – Éphraïm, Benjamin, Dan, Nephtali, Manassé, Galaad… – il est vraisemblable que leurs légendes avaient été compilées dans le Nord avant la chute du royaume, en 722 av. J. C., et leur transfert à Jérusalem.

douze tribus d'Israël selon le livre de Josué

Carte des douze tribus d'Israël. Illustration: Wikipédia

Sinon, à côté de ces rouleaux promis à un avenir biblique, figuraient sans doute aussi ceux dont le Pentateuque ne tiendra pas compte et dont nous ne pouvons, au mieux, soupçonner l’existence qu’à travers l’écho plus ou moins distinct qu’ils ont laissé dans la littérature biblique. Ainsi le livre des Nombres mentionne-t-il l’existence d’un Livre des guerres de Yahvé (Nb 21,14), sans que nous puissions savoir quels récits il contenait. Et puis, la bibliothèque des scribes ne se réduisait sûrement pas à ces compositions littéraires. Elles conservaient aussi toutes sortes de documents tels que peuvent en produire l’administration d’un État et la formation de ses scribes : des comptes, des collections de lois, du courrier diplomatique, des actes d’alliances, des annales. Le livre des Rois évoque un livre des Annales des rois d'Israël (1 R 14,19), ainsi qu'un livre des Annales des rois de Juda (1 R 14,29) sans compter les oracles des prophètes auxquels l’histoire a donné raison, comme Amos, Michée et Isaïe. Ces prophètes-là faisaient peut-être déjà l’objet de rouleaux indépendants.

C’est, en tout cas, dans toute cette documentation que certains rédacteurs de l’époque perse – ceux qu’on appelle « deutéronomistes » - puiseront, lorsqu’ils mettront à jour la première histoire composée sous Josias et qu’ils rééditeront les rouleaux des Prophètes à la lueur du drame de l’Exil.

Une mince activité littéraire a probablement été réalisée par le clergé de Jérusalem. Peut-être existait-il déjà, dès le 8ème ou le 7ème siècle, des petits rouleaux rassemblant les prescriptions relatives aux sacrifices et aux rituels de purification, qui serviront plus tard de base au livre du Lévitique…

des récits très disparates qui gardent les traces de leur assemblage

Le lecteur qui se plonge dans le Pentateuque avec l’idée d’en faire une lecture suivie est très vite déconcerté par son aspect décousu, ses répétitions, ses retours en arrière, ses sauts du coq à l’âne, ses contradictions… C’est quelque chose qui frappe les lecteurs depuis toujours. Par exemple, le livre de la Genèse apparaît plus que jamais comme un vrai patchwork de récits de genres très différents : il y a beaucoup de légendes qui expliquent l’origine (ou le nom) d’un peuple, des relations avec tel ou tel voisin, d’un sanctuaire ou d’une coutume, etc. ; il y a aussi des notices généalogiques, parfois très longues, comme celle des descendants d’Ésaü, c’est-à-dire les neveux d’Isaac ; il y a un dialogue assez théâtral entre Yahvé et Abraham, à propos de la destruction de Sodome et Gomorrhe; et puis, beaucoup d’historiettes y prennent place, plus ou moins longues, sur les trois principaux héros, Abraham, Isaac et Jacob, leurs bonnes fortunes, leurs roueries, leurs démêlés conjugaux…

La disparité des sources se manifeste donc à la fois dans la nature et dans la longueur des épisodes. Ce qui confère à l’ensemble une certaine cohésion, c’est, d’une part, le cadre généalogique global qui est donné par petites touches, par exemple, quand Dieu se présente à Isaac : « Je suis le Dieu d’Abraham » (Gn 26,24), et puis à Jacob : « Je suis le Dieu d’Abraham ton père et le Dieu d’Isaac » (Gn 28,13). Ce sont, d’autre part, les promesses et les bénédictions divines réitérées tout au long du récit : promesse d’une postérité nombreuse pour Abraham, ou promesse du pays pour lui et sa lignée. Si vous démontez ces « fils rouges », les différents épisodes reprennent leur autonomie, surtout ceux qui concernent Abraham et Isaac. Vous mesurez alors le travail d’assemblage réalisé par les rédacteurs.

L’origine d’une tradition se devine souvent en étudiant son ancrage géographique. Par exemple, l’histoire de Jacob, à Béthel, où le Patriarche dresse une stèle en pierre au lieu de l’apparition divine, est manifestement une légende de fondation de ce sanctuaire. Pour les traditions relatives aux Patriarches, il est possible de les rattacher aux lieux où ceux-ci achètent des terres et s’implantent durablement : celles d’Abraham trouvent alors leurs racines à Hébron, qui était le grand centre du sud de la Judée ; celles d’Isaac semblent plutôt associées à l’oasis de Beersheba, dans le Néguev ; et celles de Jacob sont ancrées à Sichem, l’ancienne capitale du Nord, quoique l’on pourrait aussi les rattacher au nord de la Transjordanie. Avant d’être mis par écrit dans les sanctuaires, ces récits folkloriques avaient pour fonction d’expliquer l’origine et les coutumes des communautés locales à travers les histoires de l’ancêtre du clan ou de la tribu.

Carte biblique

Cartes des lieux cités dans la Bible

Au 6ème s. av. J.-C., les circonstances d'une période majeure de production littéraire

Le moment crucial pour la formation du Pentateuque se situait au retour de l’Exil. C’est à partir de ce moment-là que les diverses traditions d’Israël ont été rassemblées et éditées en un seul texte fondateur de référence : le Pentateuque. Pour pouvoir saisir les raisons d’une telle production littéraire, il faut comprendre le contexte historique dans lequel elle a pris place.

 

L’Exil babylonien fait suite à la conquête du royaume du Sud (Juda) par les Babyloniens, nouveaux maîtres du Proche-Orient ancien, après leur victoire sur les Assyriens, en 605 av. J.- C. Après avoir d’abord fait acte d’allégeance, le roi Yoyaqim de Juda commet l’imprudence de se révolter contre leur tutelle. Le roi babylonien, Nabuchodonosor Ier, fait alors le siège de Jérusalem, la capitale judéenne, et le successeur de Yoyaqim, Yoyaqîn, évite la destruction de la ville en se rendant, en 597. Le roi judéen, sa famille et une partie de la population, dont le prophète Ézéchiel, sont déportés à Babylone. Sédécias, frère et oncle des rois précédents, est alors porté sur le trône de Juda par le conquérant, mais il se révolte à son tour, en 589. Nabuchodonosor revient assiéger la capitale judéenne qui tombe en 587. Le Temple de Yahvé est détruit et son mobilier sacré, emporté comme butin. Le roi Sédécias est condamné à mort, et une nouvelle partie de la population est exilée à Babylone. Une troisième vague de déportation survient encore, en 582-581, après l’assassinat du gouverneur judéen installé par les Babyloniens. Une partie de la population fuit alors en Égypte par crainte de représailles babyloniennes, et ainsi qu’il est raconté dans son livre, le prophète Jérémie aurait été forcé de s’exiler avec eux. Les Judéens sont alors dispersés : reste au pays une population majoritairement rurale et peu éduquée, à laquelle les Babyloniens ont distribué la terre ; d’autres ont fait souche en Égypte, tandis que les élites du Temple et du palais se retrouvent sans doute majoritairement en Babylonie. Elles ne seront autorisées à rentrer chez elles qu’au moment où l’empire de Babylone aura été conquis par le roi de Perse, Cyrus Ier, en 539 av. J. C. Celui-ci autorisera le rapatriement des prisonniers, judéens et autres, et la restauration de leurs cultes. Mais il ne faut pas imaginer de retours massifs à ce moment-là. Beaucoup d’exilés préférèrent rester dans leur pays d’accueil. Ils forment ce que l’on appelle la golah en hébreu, ou la diaspora en grec.

pourquoi l'exil a-t-il déclenché un tel processus de rédaction?

Dans l’équilibre traditionnel de l’Orient ancien, au Ier millénaire av. J. C., la perte de sa souveraineté prive une nation de ses institutions vitales : son roi, son temple et son dieu. Dans le cas du royaume de Juda, la conquête babylonienne sonnait le glas de sa dynastie fondatrice, ininterrompue, disent les textes, depuis un certain David. Or, l’une des fonctions essentielles d’un roi était d’être l’unique médiateur entre la divinité tutélaire et le peuple ; le grand prêtre de la divinité, c’était lui et, à ce titre, il était le pilier de l’existence nationale. S’il tombait, tout le reste s’écroulait ! De plus, dix ans à peine après la perte de sa souveraineté et de son roi, la Judée essuyait un deuxième coup fatal : la destruction du Temple de Jérusalem. Quand on sait que, dans le système du Proche-Orient ancien, le temple est la demeure du dieu tutélaire et que le culte qu’on lui voue est la condition sine qua non de sa protection, on mesure l’ampleur du désastre.

Or, sans protection divine, la vie n’était tout simplement plus possible. Et puis, enfin, il y a la dispersion de la population. Non seulement il n’y avait plus d’unité géographique ni de « patrie » pour enraciner une cohésion nationale, mais on ne voyait pas comment maintenir le lien entre ceux qui étaient restés dans le pays, les Judéens établis en Égypte et les exilés à Babylone. Tous ces facteurs ne donnaient pas beaucoup de chances à la survie d’Israël en tant que peuple. Il suffit de voir ce qui est advenu des royaumes voisins, Édom, Moab, Ammon… Eux aussi ont subi les mêmes dommages, mais que subsiste-t-il d’eux, en dehors d’appellations géographiques ? Les identités édomite, moabite, ammonite se sont proprement dissoutes, laissant au mieux des traces dans l’onomastique locale antique. Cela donne la mesure du défi relevé par les éditeurs du Pentateuque. En offrant à leurs « concitoyens » un écrit autour duquel se rassembler, à défaut d’une terre ou d’un roi, ils ont ni plus ni moins permis le développement du judaïsme, ainsi que des religions chrétienne et coranique, qui s’en sont inspirées.

Dans le Pentateuque, le thème de l’Exil est présent entre les lignes ; il est la clé de lecture qui donne sens à l’édifice rédactionnel. Le Deutéronome se termine d’ailleurs par une mise en garde qui le présuppose explicitement : si vous n’écoutez pas, vous serez déportés, vous devrez servir des dieux que vous ne connaissez pas. Vous devrez retourner en Égypte. Par ailleurs, et toujours dans les limites du Pentateuque, le récit fondateur le plus important pour la constitution du peuple d’Israël, c’est l’histoire de Moïse et de l’Exode. Or il est frappant de voir que cette histoire reproduit une situation analogue à celle de l’Exil : un peuple en errance dans un no man’s land et sans institutions étatiques. Le récit met donc en place les conditions qui permettent de gérer une situation d’exil. Tout exilé pouvait s’identifier à cette situation et à ce héros fondateur qui n’est lui-même jamais entré dans le pays ! Il faut rappeler qu’avant l’Exil, mourir en terre impure était considéré comme une malédiction pour beaucoup d’Israélites et de Judéens. Plusieurs oracles prophétiques brandissent ce risque comme une menace divine contre les rois qui ne vivent pas en conformité avec les commandements divins. Même aujourd’hui, se faire enterrer à Jérusalem fascine encore certains juifs de la Diaspora. Mais ce n’est plus une nécessité théologique, dans la mesure où Moïse lui-même est mort en dehors du pays.

Ce qui s’est joué au moment de l’Exil, c’est ni plus ni moins la survie de la communauté judéenne, avec tout ce qu’elle portait de croyances et de valeurs sociales. Dans une crise extrême comme celle-là, soit un peuple baisse les bras et se trouve purement et simplement rayé de la carte, soit il relève la tête et repense entièrement son destin : qui sommes-nous ? Que nous est-il arrivé ? Notre dieu nous a-t-il abandonnés ? Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Que faire pour que cela ne se reproduise pas ? Etc. Le traumatisme vécu à travers l’Exil était de nature à susciter une telle crise de conscience et à déclencher une réflexion sur les origines nationales et sur ce qui fonde l’identité commune.

la réflexion sur l'identité du peuple exilé est menée dans deux milieux distincts

Dans la mesure où le récit se place le plus souvent du point de vue des exilés, il faut croire que le processus est parti en priorité de Babylonie. De plus, c’était là qu’étaient rassemblées les élites, religieuses et laïques, qui avaient les moyens intellectuels et documentaires de le faire. Quel milieu particulier en a été l’initiateur : est-ce que ce sont les membres du clergé, ou bien les anciens scribes royaux ? C’est très difficile à dire. Il est probable que chacun a mené ses recherches et fait sa propre collecte dans ses traditions. En tout cas, le Pentateuque a intégré côte à côte deux grands scénarios des origines :

  • L’un dans les livres de la Genèse, de l’Exode et du Lévitique, qui reflètent les préoccupations théologiques et les projets de société des milieux du clergé ;

  • L’autre dans le Deutéronome, qui reflète le point de vue de hauts fonctionnaires «séculiers».

 

Ces deux scénarios diffèrent d’abord par leur découpage du temps des origines et leur trame narrative. Ils ne tirent pas non plus la même leçon de l’histoire.

Le premier des deux, celui des prêtres, remonte au récit de la Création, dans le livre de la Genèse, et va jusqu’à l’instauration du culte au Sinaï, dans le livre du Lévitique, éventuellement jusqu’à la purification de la communauté par le rite du Grand Pardon (Lv 16). Leur projet de société pourrait être résumé ainsi : arriver à faire l’unité des fils d’Israël, géographiquement éclatés mais en paix là où ils résident, à travers une Loi et des pratiques communes (shabbat, circoncision, alimentation, fêtes), et un pôle central, Jérusalem, où leur clergé célèbre le culte sacrificiel. C’est, bon an mal an, la situation des Juifs que l’on observe dans l’Empire perse, au retour de l’Exil, quand est mise par écrit l’histoire sacerdotale.

Le second, celui des scribes dits « deutéronomistes », possède une tout autre structure. Il commence, dans le livre du Deutéronome, par un long discours entrecoupé de lois, que Moïse prononce, juste avant sa mort, devant le peuple stationné aux portes de Canaan. En apparence, ce scénario semble se situer dans la suite chronologique de celui des prêtres, mais, en réalité, il revient par flash-back sur les événements du Sinaï. Surtout, sa relation des faits et de leur enchaînement diffère sensiblement de la version des prêtres : l’histoire commencée avec Moïse, dans le livre du Deutéronome, ne s’arrête pas avec lui. Elle se poursuit sur les quatre rouleaux suivants :

  • La conquête de Canaan, racontée dans le livre de Josué, est en effet la suite logique du Deutéronome, qui fait fréquemment allusion à la traversée du Jourdain.

  • De même, les livres des Juges, de Samuel et des Rois suivent la conquête, en retraçant les étapes de la formation de l’État et l’histoire de la dynastie davidique, jusqu’à l’Exil.

 

Cette « histoire deutéronomiste », qui court de l’Exode à l’Exil, autrement dit du livre du Deutéronome jusqu’au livre des Rois, présente une très forte unité littéraire.

a quoi reconnaît-on l'œuvre des scribes qu'on appelle "histoire deutéronomiste"?

Les livres qui composent l’histoire deutéronomiste présentent une assez grande unité, tant dans l’expression que dans le déroulé de l’intrigue. On y trouve aussi des traces de coutures et des retouches, causées soit par l’intégration de différents documents, soit par des réécritures deutéronomistes ultérieures.

La rhétorique qui s’y déploie est celle d’un milieu d’intellectuels maîtrisant les techniques de l’écriture. Or, dans l’Orient ancien, c’est la compétence des scribes de la cour. En outre, l’idéologie sous-jacente de l’œuvre deutéronomiste laisse entrevoir les intérêts que manifestent ses auteurs : histoire dynastique, propagande royale, institutions étatiques, exercice de la justice, etc. Ce sont les préoccupations typiques d’une administration chargée de gouverner une nation, de gérer son économie, ses archives, etc. Le récit deutéronomiste, qui commence avec un grand testament de Moïse (c’est le livre du Deutéronome tout entier), nous plonge bien dans le quotidien de serviteurs d’un palais.

Son pivot, c’est la Loi. Au 3ème siècle av. J.-C., les traducteurs grecs de la Septante ont donné au livre qui la contient le nom de « Deutéronome », c’est-à-dire « deuxième loi ». Auparavant, cette succession n’existait pas, puisque le Deutéronome n’était pas encore lié aux autres livres, au sein d’un Pentateuque. L’ordinal « deuxième » (deuxième loi) ne signifie pas que cette loi était secondaire, mais qu’elle venait en second dans l’ordre d’édition du Pentateuque, à la suite du Code de l’Alliance. Pour les deutéronomistes, donc, cette Loi était primordiale et son respect était la condition sine qua non pour que les Israélites puissent vivre en paix sur leur terre. 

Mais attention, quand on parle ici de Loi, il ne faut pas la prendre comme un simple énoncé législatif, à la façon de nos codes civils. Le substantif grec nomos, le mot « loi », qui nous vient de la Septante, se dit torah en hébreu, ce qui signifie plus exactement « enseignement ». Le livre du Deutéronome rappelle les circonstances dans lesquelles Moïse a délivré au peuple cet enseignement sur la volonté divine et ses mises en garde : « Voici ce que vous devez faire et voilà ce qui va vous arriver si vous ne vous y conformez pas. » On peut dire que la Loi de Moïse comprend à la fois la proclamation des règles et leur manuel pédagogique.

qu'est-ce qui caractérise la rédaction sacerdotale?

De l’autre côté, l’histoire sacerdotale porte d’abord la conviction que Yahvé est présent dans le monde qu’il a créé et qu’il offre sa protection à toute l’humanité. Mais la réalité que les prêtres ont sous les yeux, au retour de l’Exil, est loin d’être une adhésion universelle et unanime au culte de Yahvé ! Ils vont par conséquent interpréter l’histoire pour rendre compte de cette situation paradoxale. Ce sera donc l’histoire d’une Alliance conclue avec toute l’humanité après le Déluge (Gn 9). Finalement, Yahvé va choisir un homme, Abraham, et nouer une relation privilégiée avec lui et sa descendance (Gn 17). C’est ainsi que l’histoire va progressivement zoomer sur son petit-fils Jacob, renommé Israël, et ses douze fils, pères fondateurs des tribus israélites.

 

Mais, pour l’auteur de l’œuvre sacerdotale, ce n’est que lorsque leurs descendants adoptent pleinement Yahvé, grâce à la médiation de Moïse, et lui vouent un culte, que la présence divine devient effective. En effet, cet auteur affirme que Yahvé ne fait pas connaître son « vrai » nom avant l’époque de Moïse (Ex 6). Ainsi Yahvé établit-il sa gloire et son nom parmi les Israélites sortis d’Égypte, dans un sanctuaire portatif. C’est là qu’il résidera et rencontrera son peuple par l’intermédiaire de Moïse et de son frère Aaron, père fondateur de leur lignée sacerdotale. Voilà comment l’œuvre sacerdotale conçoit le sens de l’histoire : Dieu mettant en place, dès les origines du monde et les Patriarches, et surtout par la médiation de Moïse, les conditions de sa présence dans le monde. On comprend dès lors que la continuité du culte soit la préoccupation majeure des prêtres et l’enjeu de la survie d’Israël en tant que nation.

Pour l’auteur sacerdotal, Dieu promet en effet sa présence, mais elle est, en quelque sorte, gagnée d’avance, elle n’est pas conditionnelle. Même si l’homme brise la relation par sa mauvaise conduite, il a toujours la possibilité de s’amender et de renouer l’Alliance par les célébrations annuelles de Yom Kippour, c’est-à-dire la fête du Grand Pardon. Ce rituel débarrasse le peuple de ses fautes par l’envoi au désert d’un bouc chargé des péchés de la communauté et, ce faisant, il purifie de nouveau le sanctuaire. Si, comme le pensent certains exégètes, l’histoire sacerdotale s’achève avec l’instauration de ce rite, dans le livre du Lévitique, au chapitre 16, le pardon divin est, en quelque sorte, le fin mot de l’histoire. En ce sens, l’œuvre sacerdotale est une vraie « théologie du pardon ».

Les éditeurs sacerdotaux ont, en effet, une vision assez optimiste de l’histoire. Et aussi des rapports entre les hommes, d’ailleurs. Prenons ces éternels récits de disputes entre frères, que l’on retrouve à chaque génération abrahamique : selon la version sacerdotale, les confits entre Isaac et Ismaël, puis entre Jacob et Ésaü, se soldent par des retrouvailles pour enterrer leurs pères respectifs à Makpéla, près d’Hébron : Abraham d’abord, Isaac ensuite. Les frères ne sont pas nécessairement réconciliés, mais ils se partagent l’héritage et fondent, chacun de leur côté, leur propre descendance. L’histoire sacerdotale veut ainsi montrer que les communications ne sont pas rompues. Cette façon de voir le temps des Patriarches reflète une volonté de vivre en paix avec les voisins-cousins, mais de façon assez réaliste, sans sous-estimer les rivalités. On sent aussi la même foi en l’avenir, dans l’attitude des prêtres face à l’Exil : l’histoire sacerdotale n’en parle jamais. Ce n’est pas une obsession pour eux, dans la mesure où ils ont cette conviction qu’avec l’aide de Yahvé la vie peut toujours redémarrer. Pour les deutéronomistes, au contraire, toute l’histoire tourne autour de ce drame. Ainsi se sont élaborés, au début de l’époque perse, différents discours qui cherchent à donner au peuple d’Israël désormais disséminé en diaspora les moyens identitaires pour survivre en tant que peuple.

a quel moment les textes bibliques ont-ils été rassemblés dans un même livre ?

D’après T. Römer, la première édition du Pentateuque émerge comme un compromis entre les rédactions deutéronomiste et sacerdotale vers 400-350 av. J.-C. En effet, le Deutéronome, qui constitue l’ouverture de l’histoire deutéronomiste a finalement été intégré à la suite de Genèse-Exode-Lévitique, formant ainsi le Pentateuque ou la Torah.

Toujours est-il que, pour les Juifs, le Pentateuque ou la Torah constituent la première et principale partie de la Bible, la plus importante. Ce n’est pas un hasard si la Torah s’achève avec la mort de Moïse à l’extérieur de la terre promise. C’est une manière de dire que, désormais, on n’a plus besoin d’un pays ni d’un roi pour connaître les volontés de YHWH. Le peuple s’organise autour de nouvelles convictions. La Torah devient « une patrie portative », selon l’expression de Heine. La Torah ou le Pentateuque remplace la terre sur laquelle on ne vit plus, ou le Temple détruit. Le Judaïsme naît comme une religion de diaspora grâce à ses textes sacrés. Voilà pourquoi on qualifie le Judaïsme de « Religion du Livre ».

Le Livre fut la réponse apportée pour donner une identité à des gens présents un peu partout, disséminés dans différents pays et différentes cultures. On ne pouvait plus faire venir les gens à Jérusalem tout le temps. Même si le second Temple a bien été reconstruit à l’époque perse, il était devenu plus symbolique qu’autre chose. La vie sociale et religieuse s’organisait désormais autour de nombreuses synagogues dans lesquelles on lisait et on commentait les textes de la Torah. Le rapport au Texte s’est peu à peu substitué aux sacrifices

Quant aux livres suivants, de Josué à Rois, auxquels on a relié les livres des grands et des petits prophètes, ils vont intégrer la seconde partie de la Bible Hébraïque, appelée « Nebiim », c’est-à-dire « les Prophètes ». On peut estimer que le corpus des Prophètes date environ de l’an 200 av. J.C., soit vers la fin de l’époque ptolémaïque en Judée.

 

Finalement, la troisième partie de la Bible intègre d'autres textes qu'appelle "les Écrits" ou "Ketubim". Il est difficile de déterminer son achèvement. À l’ère chrétienne, après la destruction du temple par les Romains en 70, ou peut-être après la deuxième révolte de Bar Kokhba (132-135), où il fallait définir, face aux chrétiens qui utilisaient les mêmes textes, quels étaient les textes à retenir comme textes inspirés, comme textes sacrés. En tous les cas, on peut dire que la définition des Écrits et la constitution de la Bible juive se font au même moment que la définition de la Bible chrétienne.

Documentaire sur l'histoire de la rédaction de la Bible

Source bibliographique

  • T. Römer, E. Villeneuve, 3. La Bible, quelles histoires ! Le grand puzzle des traditions d’Israël, Bayard Presse, Le monde de la Bible, 2021.

  • T. Reyser, Qui a écrit la Bible, Le monde de la Bible, 230, 2019.

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